jeudi, novembre 21, 2024
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Denis Mukwege: «La situation est explosive à l’est du Congo et nous devons agir vite»

Il y a dix ans jour pour jour, le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme publiait son rapport « Mapping » sur les crimes les plus graves commis en République démocratique du Congo (RDC) entre 1993 et 2003. Cette enquête sans précédent devait mettre un terme à plus d’une décennie d’impunité et avait recensé en un an 617 crimes de guerre, crimes contre l’humanité et de possibles crimes de génocide. Mais depuis, aucun de ces crimes n’a été jugé et ses recommandations restent lettre morte, ce que dénoncent de plus en plus de voix au Congo, à l’image du docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018.

RFI : Quand on s’est engagé comme vous, pour la reconnaissance des crimes du Rapport Mapping, qu’est-ce que l’on ressent dans cette journée un peu particulière d’anniversaire après dix ans ?

Denis Mukwege : Pour moi, aujourd’hui, c’est un sentiment mitigé. Mitigé, puisque c’est incompréhensible que la Communauté internationale ait lu ce rapport et que le Conseil de sécurité ait décidé de mettre ce rapport dans un tiroir. Pour moi, c’est incompréhensible et cela pose la question : « Quel monde nous voulons construire demain ? » Je pense les crimes qui sont considérés comme des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de génocide, le monde ne devrait pas se taire, puisque nous sommes tous concernés. Et le jour où nous gardons silence par rapport à ces crimes, nous savons tout simplement que nous ouvrons largement la porte pour que ce type de crimes puissent continuer. De l’autre côté, le fait que le peuple congolais se mette debout, pour demander que le gouvernement congolais puisse prendre ses responsabilités par rapport à ces crimes, pour permettre aux Congolais de faire leur deuil, je crois que cette évolution de la population congolaise est très, très encourageante.

Mais c’est un peu grâce à vous, justement, cette mobilisation, notamment internationale. C’est aussi parce que vous avez finalement placé votre prix Nobel de la paix sous le signe de la fin de l’impunité autour des crimes du Mapping Report ?

Comme prix Nobel de la paix, comment est-ce que je peux continuer à garder ce titre honorifique, si je ne travaille pas pour la paix dans la région ? Je crois qu’aujourd’hui nous avons quand même un momentum d’avoir un président qui a les mains propres par rapport à toutes ces violations graves des droits de l’homme. Le fait qu’il ait demandé à ce que son gouvernement puisse travailler sur le dossier de la justice transitionnelle peut permettre à certaines personnes qui vivaient dans la peur de sentir qu’il y a un espoir, il y a un dirigeant qui veut faire bouger les lignes.

Pourtant, Félix Tshisekedi a aussi promis de ne pas fouiner dans le passé. Et même s’il a écarté du commandement opérationnel deux officiers considérés comme « rouge » par l’ONU, il ne les a pas radiés non plus de l’armée.

Il faut commencer quelque part. Je crois qu’il faut plutôt l’encourager. Nous savons qu’il y a des obstacles et il faut avoir une population qui s’engage pour encourager également le président de la République à aller de l’avant.

Le gouvernement a élaboré deux projets de décrets qui prévoient une justice transitionnelle, justement, sur la demande du président Tshisekedi. Pour l’instant, essentiellement, c’est une sorte de Commission vérité et réconciliation, mais il n’y a pas de tribunal ou de chambre mixte prévus pour juger ces crimes. Est-ce que ce sera suffisant ?

Ce n’est pas suffisant. Je crois qu’il faut absolument la justice. Aujourd’hui dans notre pays, c’est comme si, pour passer des échelons dans l’armée, il faut montrer que l’on est capable de tuer ses compatriotes. Cela ne peut pas marcher ! On ne devient pas général de l’armée parce qu’on a été en brousse, parce qu’on a tué, parce qu’on a violé !

Justement, tant que d’anciens belligérants sont aux affaires au sein de l’armée, dans les assemblées, également dans les cours de justice, est-ce c’est vraiment possible de lutter contre l’impunité ? Pour les juger il faut une volonté politique, mais qui peut être difficile à trouver du côté de ceux qui ont commis ces crimes…

Vous savez, nous n’allons pas réinventer la roue en République démocratique du Congo. On sait très bien à quel point la justice transitionnelle a pu changer les choses dans plusieurs pays. Vingt-cinq ans c’est trop. Vingt-cinq ans c’est trop… On a essayé de cacher, on a essayé de mettre tous les rapports dans les tiroirs en espérant que le temps va arranger les choses… Le résultat est là, on n’a rien arrangé. Au contraire, la situation est explosive à l’est du Congo et nous devons agir vite.

La RDC de Félix Tshisekedi fait tout, pourtant, pour se rapprocher de ses voisins, assure même des médiations entre eux. Pensez-vous vraiment que Félix Tshisekedi puisse aujourd’hui soutenir la création d’une juridiction qui pourrait mettre en difficulté ses nouveaux alliés ?

Je pense qu’entre ses alliés et sa population le choix va être très clair. A mon avis, ses alliés resteront des alliés, s’ils acceptent quand même qu’on puisse parler, qu’on puisse dire la vérité par rapport à notre passé. Si on veut construire de bonnes relations avec les voisins, je pense qu’il faut dire la vérité. Il faut que la justice puisse dire qui a fait quoi, et après cela, on peut passer à la phase de la réconciliation avec les voisins et se dire « plus jamais ça ! »

Mais comment le faire comprendre au niveau de la RDC et de la Communauté internationale ? Parce que, si cela fait dix ans maintenant, depuis la sortie du rapport Mapping, que ces recommandations n’ont pas été mises en œuvre, qu’est-ce qui pourrait faire qu’aujourd’hui, d’un seul coup, cette Communauté internationale se mette à réagir ?

J’appelle le peuple congolais à demander à ce que justice soit faite. Je demande au peuple congolais de se lever. Personne ne le fera à notre place. C’est au peuple d’exiger que le droit soit dit. Et là, je vois très mal comment la Communauté internationale, ou même le gouvernement, va continuer à échapper.

Pourquoi est-ce qu’il faut publier les noms des auteurs de ces crimes ?

On a publié les noms des victimes, pourquoi on protège les bourreaux ? Je crois que, pour moi, cela permet tout simplement aux bourreaux de continuer à commettre leurs atrocités, puisqu’ils le font dans l’anonymat. On sait très bien que dans la région ce sont toujours ces bourreaux qui ont le pouvoir. Ce sont ces bourreaux qui commandent, ce sont ces bourreaux qui avaient commandé pour commettre des crimes. Comment on peut soumettre la population à une telle torture ?

À l’heure actuelle, il y a beaucoup d’argent, il y a des millions, voire des milliards, qui sont investis en République démocratique du Congo, notamment dans la mission des Nations unies au Congo. Vous pensez du coup que cet argent, cette stratégie de maintien de la paix est finalement poursuivie à pure perte ?

Il faut évaluer après vingt ans, il faut évaluer après vingt-cinq ans… Je crois que, lorsque vous adoptez une stratégie, la bonne volonté est là. Mais le résultat est tout à fait contraire de ce que l’on attendait. Je pense que, ce qu’il manque dans tout ce que nous faisons pendant tout ce temps, c’est la justice. Parce que, si les criminels sont toujours là, qu’ils sont en liberté et qu’ils peuvent continuer à commettre des crimes, même si on essaie de faire la paix, je crois que cette paix on ne l’aura jamais ! (Source RFI)

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