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CIV. Le procès du bombardement de Bouaké s’ouvre aux assises de Paris

Le 6 novembre 2004, deux avions ivoiriens bombardent un camp français de la force Licorne à Bouaké, en Côte d’Ivoire : neuf soldats français et un civil américain sont tués, 38 personnes blessées. En représailles, l’armée française détruit l’aviation ivoirienne. S’ensuivent de fortes tensions entre Paris et Abidjan. Plus de 16 ans après, le procès des pilotes poursuivis pour assassinats, tentatives d’assassinat et destruction de biens s’ouvre ce lundi devant la cour d’assises de Paris, sans les accusés.

Le box sera vide. Sur les trois accusés, l’ex-mercenaire biélorusse Yury Sushkin soupçonné d’avoir piloté l’un des Sukhois a disparu. Les deux co-pilotes présumés ivoiriens, Ange Magloire Gnanduillet Attualy et Patrice Ouei ont bénéficié dans leur pays d’une loi d’amnistie en 2007. Une situation « très, très dure » à vivre explique Edwige Laliche, qui a perdu son fils. « Vous imaginez, on tue votre enfant… On sait qui sont les assassins et ils sont en liberté ! Ils m’ont détruite, ils ont détruit ma vie, ils ont détruit beaucoup de choses. Il y a un procès, plus de seize ans après, et ils ne sont pas là ! C’est peut-être ce qui sera le plus dur », confie-t-elle.

Zones d’ombres

Ce n’est donc pas des accusés que viendront les éclaircissements tant attendus par les victimes et leurs proches. Car de nombreuses zones d’ombres perdurent dans ce dossier. À commencer par la question centrale : qui a ordonné ce bombardement et pourquoi ?

Bref rappel du contexte. En novembre 2004, la Côte d’Ivoire est coupée en deux : les forces loyalistes de Laurent Gbagbo au sud, les rebelles de Guillaume Soro au nord et entre les deux, les Casques bleus et les Français de la force Licorne. Malgré des accords de cessez-le-feu signés en 2003 et contre l’avis du président Chirac, Laurent Gbagbo lance le 4 novembre une opération de reconquête notamment sur Bouaké, fief de la rébellion. Après avoir bombardé des positions rebelles jusque dans la matinée du 6, à la mi-journée, c’est sur le camp français que tirent les avions Sukhoi ivoiriens. 

Plusieurs hypothèses

L’hypothèse d’une erreur de cible est vite écartée par les témoins et les circonstances de l’attaque. Qui aurait donc sciemment ordonné le raid ?

Avions ivoiriens, décision ivoirienne ? C’est l’hypothèse de Maître Lionel Béthune de Moro, avocat de plusieurs victimes. « Nous, on a une lecture simple », explique-t-il. « Que celui qui paie les avions, les pilotes, les mécaniciens puisse être le donneur d’ordre. Et nous avons les flux financiers entre la Côte d’Ivoire et la Biélorussie. » En revanche, précise-t-il, « il n’y a pas de certitude sur le donneur d’ordre ivoirien : est-ce le chef de l’État, chef des armées – ce qui ne paraît pas aussi simple, dans un pays qui traversait une crise et une partition ? Est-ce le chef d’état-major des armées ? On a aussi parlé de certains faucons qui tournaient autour des autorités ivoiriennes… » pointe-t-il, avant d’ajouter : « Mais bien évidemment, mes clients ce qu’ils attendent avant tout, c’est la vérité. Quel que soit le commanditaire du bombardement. »

Pour les tenants d’une responsabilité ivoirienne, le raid aurait alors dû servir soit à provoquer la rupture avec la France, voire le départ des forces tricolores ; soit à masquer les difficultés rencontrées dans l’opération de reconquête.

Épisode trouble au Togo

Mais un épisode trouble est au cœur d’une autre hypothèse : celle d’une responsabilité française. Dix jours après l’attaque, le Togo arrête huit ressortissants Biélorusses, qu’il soupçonne d’être liés ou même les auteurs du bombardement. Alertés, ni le ministère de l’Intérieur de Dominique de Villepin, ni celui de la Défense de Michèle Alliot-Marie, ni celui des Affaires étrangères de Michel Barnier ne donnent suite. Ils sont relâchés. Pour Maître Jean Balan, avocat de la majorité des parties civiles, cela signe l’implication de Paris. « La réalité pour moi est extrêmement simple », explique-t-il. « Pour moi, la France, enfin, une camarilla au pouvoir est à l’origine de ce bombardement. Les morts n’étaient pas voulus. Quand les morts sont intervenues, il y a eu la panique la plus totale et donc les mensonges, les uns après les autres. »

Pour l’avocat qui ferraille depuis 16 ans dans ce dossier, « ils ont fait ça avec l’intention expresse de se débarrasser de Gbagbo, en disant « voilà Gbagbo nous a attaqué donc bon, on va se débarrasser de lui ». Qui, précisément, aurait donné l’ordre ? On ne le sait pas », concède l’avocat. « Tout ce qu’on sait, c’est qu’on a fait absolument le maximum, par des gens comme Villepin et Alliot-Marie, pour ne jamais pouvoir interroger ou arrêter les responsables matériels, pour que ces derniers ne puissent jamais être entendus par la justice française », affirme-t-il.

Des auditions de ministres très attendues

En février 2016, la juge d’instruction Sabine Khéris avait estimé que « tout a été orchestré afin qu’il ne soit pas possible d’arrêter, d’interroger ou de juger les auteurs biélorusses du bombardement ». Selon elle, « la décision de ne rien faire concernant les pilotes arrêtés au Togo a été prise à l’identique par le ministère de l’Intérieur, le ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères ». Elle avait alors demandé la saisine de la Cour de justice de la République, seule habilitée à juger des ministres. Le 17 mai 2019, la commission des requêtes de la CJR décidait de ne pas poursuivre Michèle Alliot-Marie, Dominique de Villepin et Michel Barnier, estimant que l’« inaction » de ces derniers ne suffisait pas à justifier des poursuites et que les soupçons d’entrave aux investigations n’étaient pas étayés.

Les trois anciens ministres sont néanmoins censés être présents comme témoins lors du procès qui s’ouvre. Des auditions très attendues, même pour les victimes, qui comme Jean-Paul Roko, ne croient pas à l’implication française. « Avoir arrêté des pilotes, des mercenaires, et les avoir relâchés, c’est quand même incroyable ! Pourquoi ne pas avoir donné le feu vert pour les arrêter ou les faire transférer en France, pourquoi ? », s’interroge l’ancien soldat. Et d’ajouter : « Les secrets-défense, s’il y en a, il faut les lever, on veut des réponses ! » (Rfi)

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