Les élections législatives de lundi 21 juin seront un premier test électoral pour le Parti de la Prospérité, parti d’Abiy Ahmed, fondé en décembre 2019. Alors que l’Éthiopie s’enlise dans une guerre et une crise humanitaire dans le Tigré, le Premier ministre cherche avec ce scrutin à consolider sa mainmise sur le pouvoir.
Les ampoules sont visibles partout sur les ronds-points et les avenues de la capitale éthiopienne Addis-Abeba, mais elles n’éclairent rien. Un bulbe illuminé, c’est le symbole choisi par le Parti de la Prospérité pour mener la première campagne électorale de sa courte histoire. « On n’avait jamais vu une telle démonstration de force lors des scrutins précédents, glisse un chercheur qui souhaite rester anonyme. Il y en a partout. »
Aussi importante soit la formation du Premier ministre, elle n’en reste pas moins une nouveauté dans le paysage politique éthiopien. Abiy Ahmed a fondé ce parti, « son parti » diront certains, en décembre 2019, dix jours avant de se déplacer à Oslo en Norvège pour recevoir son prix Nobel de la Paix. La récompense lui a été attribuée pour ses efforts de paix avec le voisin érythréen. Décrit comme un faiseur de paix il y a moins de deux ans, Abiy apparaît aujourd’hui comme un chef va-t-en-guerre après le drame humanitaire qu’a provoqué son intervention militaire dans la province du Tigré, où 90 % de la population est désormais en besoin d’aide alimentaire.
Propulsé à la tête du gouvernement par ses pairs en 2018, car représentant le compromis, Abiy Ahmed se présente pour la première fois en grandissime favori ce lundi 21 juin lors des élections législatives. Le Premier ministre, en difficulté sur la scène internationale depuis le début de la guerre au Tigré, recherche avant tout une légitimité forte. « La seule chose dont on est sûr en Éthiopie aujourd’hui, c’est que le Parti de la Prospérité va remporter les élections haut la main, assure un diplomate. Le reste, c’est l’inconnu ! »
Difficile de prédire l’étendue de la victoire en l’absence de sondage et même de recensement précis de la population. Difficile également d’écarter l’hypothèse d’un raz-de-marée du Biltsigina (« prospérité » en amharique), tant il contrôle toutes les structures de l’État. Il se présente en outre seul dans la région Oromia, la plus grande province éthiopienne, suite au boycott des deux principaux partis d’opposition régionaux, l’OLF et l’OFC.
« Abiy Ahmed s’est imposé comme un évident compromis »
Pour saisir l’ampleur de sa mainmise, on se doit de retourner à la transition entamée par le leader éthiopien il y a trois ans, où il annonçait vouloir tourner la page d’un système de gouvernance vieux de trois décennies et fortement impopulaire. En 1991, au moment de la chute du régime militaire du Derg, apparaît une alliance de partis régionaux sous le titre de Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE). Sous ses airs de coalition, le pouvoir appartient alors en réalité au Front de Libération du Peuple du Tigré (FLPT), parti qui se bat aujourd’hui dans les montagnes du Tigré. Sauf qu’à force de répression et de corruption, le parti tigréen fera l’unanimité contre lui en Éthiopie, au point de devoir se résoudre à lâcher le pouvoir. « L’ascension d’Abiy Ahmed n’est pas due à un quelconque génie ou talent particulier de sa part, rappelle le chercheur du CERI de Sciences-Po Paris, Roland Marchal. Il s’est imposé comme un évident compromis après les grandes manifestations nationalistes en régions Oromia et Amhara. »
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En effet, Abiy présente un profil idéal ; à la fois issu de l’ancien régime et pouvant incarner un renouveau. Ce quadragénaire, ancien député de la coalition, colonel de l’armée et directeur des services de l’agence nationale de cybersécurité, fait partie de l’appareil d’État. D’un père oromo musulman et d’une mère amhara orthodoxe, il est au carrefour des cultures éthiopiennes. Il a tout pour incarner la réconciliation après 27 ans de pratiques autoritaires orchestrées par le FLPT.
Le parti tigréen représente le caillou dans la chaussure d’Abiy Ahmed dès son arrivée au pouvoir. Les Tigréens contrôlent alors de grands pans de l’économie et la quasi-intégralité de l’appareil sécuritaire. « La principale raison derrière la création du Parti de la Prospérité, c’est se débarrasser du FDRPE et donc de l’influence des Tigréens, continue Roland Marchal. C’est aussi une façon pour Abiy Ahmed de pouvoir nommer des lieutenants de confiance aux postes décisionnels et d’éviter de voir son travail saboté par le FLPT. »
Une Éthiopie unie au-delà des clivages culturels
Adieu FDRPE, bonjour Parti de la Prospérité. Ravalement de façade ne signifie pas pour autant restructuration profonde. Toutes les formations de l’ancienne coalition rejoignent le nouveau parti à l’exception du FLPT, qui craint que ses intérêts soient menacés par la nouvelle donne. Le chef du parti tigréen Debretsion Gebremichael qualifiera ce remaniement politique « d’illégal et réactionnaire ». Le divorce est entamé. Il sera définitivement consommé le 4 novembre dernier, date du début de la guerre entre les deux acteurs.
Le Biltsigina veut trancher avec la vision ethnocentrée promue par le FLPT pendant presque trente ans et veut imposer l’idée d’Ethiopia-Andinet, une Éthiopie unie au-delà des clivages culturels. Un vrai test pour le leader éthiopien alors que les conflits communautaires se multiplient dangereusement. « Le reste de leur programme n’est pas clair, assure Girmachew Alemu, professeur de droit à l’université d’Addis-Abeba. Ils ont annoncé de grands chantiers sur l’économie du pays, mais cela tarde à se matérialiser. Et sur un thème primordial comme la propriété foncière, c’est silence radio. »
« C’est très malin d’avoir utilisé le mot de Prospérité pour son parti »
Les réformes économiques ont fait décoller la notoriété d’Abiy Ahmed. Le jeune Premier ministre promet en 2018 une libéralisation à marche forcée et de dynamiter l’économie de ce pays à la forte tradition dirigiste, soulevant ainsi les espoirs de grandes institutions financières internationales et des investisseurs. Trois ans plus tard, l’agenda des réformes est au ralenti, à l’image de la récente ouverture partielle du secteur des télécommunications ; ambitieuse, mais inachevée.
« C’est très malin d’avoir utilisé le mot de Prospérité pour son parti, c’est un terme accrocheur, affirme Girmachew Alemu. Il est presque impossible pour les autres partis de s’opposer à l’idée de prospérité de la nation. » La connotation n’est pas uniquement économique. Membre d’une église pentecôtiste, Abiy Ahmed est un adepte de l’« évangile de la prospérité », qui lie santé spirituelle et financière.
« Le discours évangéliste est un hymne à la réussite individuelle », rappelle Roland Marchal. Le Premier ministre multiplie les discours centrés sur l’amour, l’entraide et la paix. « C’est une façon de déplacer le débat sur le plan des valeurs, et donc de pouvoir proposer un discours sur les conflits qui n’engage pas de prise de position politique », précise le chercheur. Alors que la compétition religieuse s’intensifie en Éthiopie entre la puissante église orthodoxe, l’islam et les nouveaux cultes protestants, la foi affichée d’Abiy Ahmed pourrait lui rapporter un large soutien dans le sud du pays, majoritairement acquis au pentecôtisme… (rfi.fr)