«C’est un peu comme si on n’avait plus accès aux albums de famille.» Le cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho (Aquarius, Bacurau…), joint par Libération, n’en revient pas : «Je n’aurais pas imaginé voir ça de ma vie.» L’incendie qui a ravagé jeudi soir l’un des entrepôts où la Cinémathèque brésilienne, équipement fédéral situé à São Paulo, stocke une partie de son fonds d’archives était pourtant ce qu’on a présenté comme une tragédie annoncée. Et la vénérable institution fondée il y a soixante-quatorze ans sur le modèle de la Cinémathèque française a connu quatre autres incendies au long de son histoire.
«Aucune surveillance, faute de personnel»
Mais sous l’extrême droite de Jair Bolsonaro, à couteaux tirés avec les milieux culturels qui constituent son opposition la plus audible, l’affaire prend une tout autre dimension. «Ce n’est pas que de l’incompétence, il y a aussi dans tout ça un acte d’agression contre la culture brésilienne, flingue celui qui était encore il y a quinze jours membre du jury au festival de Cannes. Et qui ne se résume pas à trancher dans les budgets. Il y a un an, la Cinémathèque a été fermée et ses employés limogés, du jamais vu.»
Depuis lors, son fonds d’archives, l’un des plus importants d’Amérique latine, «ne bénéficie d’aucune surveillance, faute de personnel», dénonce le cinéaste Roberto Gervitz, cheville ouvrière du mouvement SOS Cinemateca. Malgré «une politique culturelle tragique», le mouvement s’est résolu à engager un dialogue avec le gouvernement, qui avait été contraint sous la pression du parquet fédéral à prendre quelques mesures d’urgence. Pour mieux constater «son manque de bonne volonté, même si, ici et là, il peut y avoir des personnes bien intentionnées», témoigne encore l’activiste.
«Perte irrécupérable pour les chercheurs»
L’incendie se serait déclaré pendant l’intervention du prestataire chargé de la maintenance du système d’air conditionné. Les pertes ne sont pas encore connues avec précision mais s’annoncent inestimables. Quelque quatre tonnes d’écrits issus des archives des institutions publiques qui ont construit le cinéma brésilien depuis soixante ans sont parties en fumée. «Une perte irrécupérable pour les chercheurs», soupire Gervitz. Ces documents étaient en voie de numérisation avant la brutale fermeture de la Cinémathèque.
Egalement partis en fumée, des objets destinés à un futur musée du cinéma (comme des zootropes) ainsi que des copies de films, brésiliens et étrangers. Le principal fonds d’archives se trouve ailleurs et en sécurité. Pour l’instant du moins. Sa maintenance est une tâche urgente. La justice, qui accuse le gouvernement d’«abandon», vient de lui concéder un délai supplémentaire de deux mois pour embaucher du personnel et rouvrir l’institution. Entretemps, des cinéastes commenceraient à s’interroger sur l’opportunité de maintenir leur œuvre dans un sanctuaire si fragilisé, confie une source familière du milieu. D’autres n’arrivent même plus à travailler dans un pays où le cinéma dépend des financements publics. «Plus de huit cents projets sont paralysés ou avancent au forceps, à coups d’interventions de la justice», relate Kleber Mendonça Filho qui dénonce un «sabotage qui dénote un mépris pour la culture.» (Libération)