jeudi, mars 28, 2024
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KENYA. La chimiste qui veut donner à boire à toute l’Afrique

Cette spécialiste de la gestion des ressources en eau a mis au point des procédés innovants de détection et de filtrage des polluants basés sur les nanotechnologies.

Certains de ses camarades l’appellent toujours « Bwana Catherine », « Monsieur Catherine » en swahili. Ainsi le père de Catherine Ngila s’adressait-il à sa fille, fier de la réussite de cette enfant élevée parmi 27 frères et sœurs dans un village rural du centre du Kenya. Elle fut la première de la famille à entrer au lycée puis à l’université. « C’était sa façon de me dire qu’il me trouvait importante et qu’il me souhaitait d’avoir les mêmes opportunités qu’un garçon », se rappelle en riant cette femme de 61 ans, devenue entre-temps l’une des scientifiques les plus respectées du continent africain.

Directrice exécutive de l’Académie africaine des sciences, basée à Nairobi, et professeure à l’Université de Johannesburg (Afrique du Sud), cette chimiste a une spécialité : l’eau et ses polluants. Elle y consacre ses travaux depuis trois décennies, œuvrant à la mise au point de procédés de détection et de filtrages basés notamment sur les nanotechnologies. Des innovations qui lui ont valu de recevoir le prix L’Oréal/Unesco pour les femmes et la science en 2021, en compagnie de quatre autres lauréates du monde entier. Cinq ans plus tôt, elle avait déjà été sacrée meilleure femme scientifique d’Afrique du Sud.

« M’occuper de moi-même »

Une étincelle dans les yeux, elle s’empare d’une bouteille en plastique, d’un cahier et d’un stylo pour tenter d’illustrer en les mimant les techniques de purification élaborées avec ses étudiants de l’Université de Johannesburg. Malgré ses efforts, pour le non-initié, l’affaire demeure complexe. L’objectif ultime de Catherine Ngila est en revanche clair comme de l’eau de roche : le développement de nanofiltres à grande échelle pour pouvoir équiper tous les foyers ruraux d’Afrique en cartouches filtrantes à des prix accessibles.

Si le sujet lui tient à cœur, c’est qu’il résonne en elle depuis l’enfance. Lors de ses jeunes années, l’eau de tous les jours était celle qu’on allait puiser à la rivière. Une eau rouge, trouble, qu’il fallait systématiquement passer à travers un carré de tissu et mélanger à du bicarbonate de calcium pour essayer de neutraliser les impuretés. « Mais je ne pouvais pas m’empêcher de m’interroger : cela suffit-il à la rendre véritablement propre ? », se souvient-elle. Encore aujourd’hui, en Afrique subsaharienne, seulement un quart de la population a accès à une source sûre d’eau potable.

Catherine Ngila n’a pas grandi dans l’opulence. Son ascension est d’abord le fruit d’un labeur patient et pugnace. Née en 1961, peu avant l’indépendance du Kenya, dans le comté de Kitui, à 130 kilomètres à l’est de Nairobi, la petite fille partage son quotidien entre l’école et les corvées domestiques. La famille tire ses revenus du travail de la terre et de ses troupeaux de chèvres et de vaches. Son père est un chef de tribu et sa mère, quatrième épouse, meurt alors qu’elle n’a que 6 ans. Un choc autant qu’un déclic : « Je me suis dit très tôt qu’il fallait que je fasse des études pour pouvoir m’occuper de moi-même puisque je n’aurai plus ma mère pour veiller sur moi. » A l’école primaire, elle brille en mathématiques afin de satisfaire son professeur qui menace de châtiments corporels les élèves récalcitrants. Au collège, elle découvre sa véritable passion, la chimie.

Envies d’ailleurs

Tout du long, son père encourage sa quête d’excellence. « Il avait combattu pendant la deuxième guerre mondiale auprès des Anglais et leur avait servi d’interprète au Kenya. Il avait vu le monde, côtoyé des gens éduqués et voulait le succès pour ses enfants, y compris ses filles », se félicite la scientifique.

En 1991, alors qu’elle enseigne déjà à l’Université Kenyatta, à Nairobi, elle s’envole pour Sydney en Australie, grâce à une bourse. Elle en revient quatre ans plus tard, auréolée d’un doctorat. L’expérience consolide son curriculum vitæ et lui donne des envies d’ailleurs. Elle devient donc maître de conférence au Botswana, puis en Afrique du Sud, à Durban, à l’Université du KwaZulu-Natal. Parmi ses pairs : des Sud-Africains blancs, des Indiens… mais aucune femme noire ! Ce qu’elle attribue à un héritage de l’apartheid ne laisse tout de même pas de l’étonner, tout comme ses étudiants de l’époque. « J’étais une telle curiosité qu’ils se sont précipités dans mon bureau avant mon premier cours », se remémore-t-elle.

En 2011, elle franchit un nouveau palier lorsqu’elle est nommée professeure de chimie à l’Université de Johannesburg. « A partir de là, j’ai beaucoup progressé dans mes recherches. J’ai obtenu de nombreuses subventions. Je bénéficiais d’une grande exposition. Je n’avais pas d’autres choix que de produire des résultats ! » Son équipe accélère les découvertes sur l’usage de nanofibres, de nanoabsorbants et de membranes nanocomposites (issues de résines chimiques et de matériaux de biomasse) pour détecter et extraire substances chimiques toxiques et traces de métaux. Un modèle de traitement notamment utilisé pour éviter le rejet d’effluents des usines d’épuration de Johannesburg.

Chevaux de bataille

A sa nomination, elle est à nouveau la seule femme noire à son niveau. De quoi forger sa détermination à devenir un « role model » pour d’autres après elle. Une ambition qui est même l’un de ses moteurs pour rester vivre, travailler et enseigner en Afrique. Les jeunes filles du continent envisagent trop rarement de poursuivre leurs études jusqu’au doctorat, regrette la professeure : « On attend d’abord d’elles qu’elles se marient et fassent des enfants. Moi je leur dis : ne débutez pas une relation avant d’avoir obtenu au moins un diplôme ! »

Elle espère voir plus de femmes se lancer dans les métiers de la science… et plus de jeunes chercheurs africains disposer des outils pour réaliser leur potentiel. Car si l’Afrique subsaharienne ne manque pas de têtes bien faites, les universités, elles, sont souvent bien mal loties. A l’exception de l’Afrique du Sud, la plupart des laboratoires de la région sont cruellement dépourvus d’équipements et de financements.

A l’Académie africaine des sciences, cette institution panafricaine chargée de promouvoir la recherche scientifique sur le continent, elle en a fait l’un de ses chevaux de bataille. « J’exhorte les gouvernements africains à investir, sans quoi l’Afrique restera éternellement en queue de peloton de la recherche mondiale, lance-t-elle. Si je n’avais pas quitté le Kenya, je ne serais jamais arrivée là où j’en suis. »

Cette série a été réalisée en partenariat avec la Fondation L’Oréal. (lemonde.fr)

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