L’entretien est tout récent, en ligne sur YouTube le 17 septembre. Dans un échange organisé par la maison des ventes Sotheby’s, Virgil Abloh, directeur artistique de Louis Vuitton Homme, y défend l’empaquetage de l’Arc de Triomphe par Christo dont il est un admirateur de longue date. Abloh dit (entre autres) ceci : cet empaquetage «est une parfaite métaphore de ma vie à Paris : je crée les collections homme chez Louis Vuitton, je vis à Saint-Germain, et je vois cette ville comme une sorte de musée, j’arpente ses rues qui sont plus vieilles que le pays tout entier… Pour moi, ce travail est une façon géniale de considérer la société actuelle. L’empaquetage du Pont-Neuf est l’un de mes Christo préférés, d’ailleurs mon studio a vue dessus. […] Christo est impressionnant dans sa capacité à produire en un flash un saisissement collectif, qui s’inscrit dans les mémoires de telle sorte qu’à mes yeux, ses créations prennent de l’ampleur au fil des époques qu’elles traversent et peuvent perdurer dans le futur».
Qu’adviendra-t-il de la production de Virgil Abloh ? Va-t-elle à leur tour infuser dans les cortex, jusqu’à la postérité ? Quelle trace laissera-t-elle, dans la mode et plus largement la société ? Telles sont les questions un peu folles qu’on se pose aujourd’hui. Un peu folles parce que jamais on n’aurait imaginé les envisager si tôt. Mort dimanche des suites d’un cancer, à Chicago, dans l’Etat d’Illinois où il est né et a grandi, Virgil Abloh n’avait que 41 ans et avait intégré l’Olympe de la mode il y a à peine plus de trois ans, en étant nommé directeur artistique de Louis Vuitton Homme – à la suite du départ de Kim Jones chez Dior.
Sismographe du moment
Dans un communiqué du groupe LVMH, propriétaire de Louis Vuitton, le patron Bernard Arnault s’est dit «sous le choc de cette terrible nouvelle. Virgil n’était pas seulement un designer de génie, un visionnaire, il était aussi une belle âme et un homme d’une grande sagesse. Toute la famille LVMH s’associe à moi pour dire sa profonde tristesse. Tous, nous pensons à ceux qui l’aimaient, qui ont perdu aujourd’hui un mari, un père, un frère, un ami». Sans compter le coup dur que représente cette disparition pour les marques concernées, Vuitton Homme, donc, mais aussi Off-White, dont Abloh était le créateur et restait le patron et le designer.
Il avait réussi le tour de force de s’imposer sur les deux versants, avec cette particularité : Abloh n’était pas que synonyme de vêtements (d’ailleurs il ne s’y cantonnait pas, créait aussi des meubles, des objets…) mais d’un état d’esprit, que véhiculaient ses créations autant que sa personne, sa méthode, ses goûts. Et cet état d’esprit raccord avec l’époque (résolument hybride, touche-à-tout, inclusive) séduisait notamment les jeunes, ces grands arbitres du «in» et du «out». Abloh réussissait un truc dont toute marque de mode fantasme : capter les vibrations émergentes et les traduire dans des pièces évidentes, efficaces, illico virales. Abloh créait et donnait le tempo, on pouvait le suivre comme un sismographe du moment.
Inséparable de Kanye West
Sa nomination chez Vuitton, en mars 2018, avait fait grand bruit. Et pour cause : jamais un designer r n’avait accédé à un poste aussi convoité, à la tête d’une marque phare du luxe mondial – d’où l’estampille d’«Obama de la mode». Mais Virgil Abloh pouvait déjà se prévaloir du succès (et de l’écho devenu très vite viral) de Off-White, sa propre marque créée en 2013. Son parcours avait tout de la success story d’ici et maintenant : ce fils d’immigrés ghanéens n’avait pas de formation en mode (ingénieur en génie civil, et titulaire d’une maîtrise en architecture), simplement un goût affûté dès l’adolescence par deux cultures-clés de la hype actuelle : «Le hip-hop et le skate-board, et tous ces trucs qui parlaient aux gamins des années 90. Et tout ça se traduisait dans les vêtements. Donc je n’ai pas appris la mode de manière formelle mais ça m’intéressait.»
Autre atout, sa proximité avec le très créatif et très médiatique Kanye West, dont il est devenu inséparable à 22 ans, officiant comme directeur artistique de son album Watch the Throne avec Jay-Z notamment. C’est dans le sillage du futur «Ye», également actif sans la mode, qu’Abloh est venu au design de vêtements. Ouverture en 2009 à Chicago de RSVP Gallery, un concept store vite devenu un repère de la hype masculine ; lancement en 2012 de son premier label, Pyrex Vision (qui cartonne avec des collections capsules à Kanye West ou A$AP Rocky) ; création d’Off-White en 2013 à Milan : Abloh a enchaîné les étapes avec un flair sans faille.
Intronisation chez les cols blancs
C’est d’ailleurs dans les bras de celui qu’il appelait son «mentor» que Virgil Abloh était tombé, en pleurs, à la fin de son tout premier défilé Louis Vuitton. L’affaire, ce 21 juin 2018, se passait dans les jardins du Palais-Royal, devant un parterre rutilant de people, de Rihanna à Vincent Cassel en passant par A$AP Rocky, Naomi Campbell, la star de la NBA Russell Westbrook, le plasticien Takashi Murakami… Même Kim Kardashian était de la partie, alors qu’elle évitait soigneusement Paris depuis le retentissant braquage dans son hôtel en 2016, pendant la Fashion Week. Les premiers rangs des défilés de Virgil Abloh fourmillaient systématiquement d’artistes (notamment de la scène hip-hop) plus que d’influenceurs, il n’était pas rare qu’il en émane de fortes odeurs d’herbe fraîchement fumée.
Ce défilé inaugural méritait doublement le détour : on y assistait à l’intronisation hautement symbolique du designer afro-américain dans un biotope gouverné par les cols blancs, mais aussi à la mise en place chez Vuitton des fondamentaux de la mode selon Abloh. Un streetwear qui télescope la rue et le luxe, maillots de sport et vestes en fourrure, costumes et coupe-vent, bananes et sacs de voyage de businessmen, grosse doudoune et manteau au cordeau, qui fait claquer le blanc immaculé comme les couleurs jusqu’au fluo, avec des jeux de matières, de volumes, de reliefs, de découpes et de contrastes précis et sophistiqués, le tout porté par des mannequins majoritairement de couleur. Abloh ou l’art de mixer les codes et de les actualiser, tout en affirmant la diversité. Façon DJ de haut vol (qui continuait à prendre régulièrement les platines), il a indéniablement contribué à l’élan qui irrigue et dépoussière la mode masculine ces dernières années.
«Combat en privé»
Dimanche, sur le compte Instagram de Virgil Abloh, sa famille a posté un message : «Depuis deux ans, Virgil Abloh se battait courageusement contre une forme rare et agressive de cancer, l’angiosarcome cardiaque. Il avait choisi d’endurer ce combat en privé depuis le diagnostic en 2019, subissant de nombreux traitements douloureux, tout en dirigeant plusieurs établissements qui traversent la mode, l’art et la culture». Immédiatement, on s’est rappelé un épisode de septembre 2019, alarmant de la part de ce bourreau de travail notoire. Dans une interview au Vogue américain, Abloh expliquait lever le pied, sur recommandation médicale. «Tout va bien, mais le médecin m’a dit : “Ce rythme auquel vous avez en quelque sorte poussé votre corps – parcourir tous ces kilomètres, réaliser tous ces projets différents – n’est pas bon pour votre santé.”» Exit les voyages incessants pour les trois prochains mois, «je travaillerai de Chicago et je reporte la plupart des événements auxquels je devais participer». Etait notamment concernée «Figures of Speech», la première rétrospective à lui être consacrée et qui devait être présentée à Atlanta après avoir été dévoilée à Chicago. Surtout, Abloh allait être absent de la Fashion Week parisienne suivante, dédiée aux collections féminines, où il aurait dû se rendre pour Off-White.
A l’époque, on avait présupposé un burn-out du créateur suractif, notoirement rivé son smartphone, qui multipliait en parallèle de ses collections les collaborations tous azimuts (Nike, Ikea, Evian, Levi’s, Heron Preston, Moncler, Asap Rocky, Jimmy Choo, Kith, Takashi Murakami, Timberland…). Abloh avait ensuite repris son rythme trépidant. Et il avait continué à épater par sa capacité à doper la mode masculine en faisant le joint entre culture hip-hop et codes classiques.
Blaxploitation
En janvier, nous écrivions, à propos de sa collection pour l’automne-hiver 2021-2022 : «Une démonstration de swag (allure). Elle est notamment portée par le poète Saul Williams, qui ouvre la vidéo en costume à trois boutons-bijoux – en forme d’avions –, chemise et cravate rayées, chapeau et des boots de cow-boy. Il avance sur fond de montagnes et de phrases d’Un étranger dans le village de James Baldwin, puis entre dans une immense salle en marbre gris et vert où commence un défilé chorégraphié, scandé par des slogans comme “Make it up to me” – fais-toi pardonner. Le tayloring (l’art du costume) est décliné tous azimuts, du plus classique (droit) au plus street (épaules hypercarrées, pantalon large ou évasé) et il est souvent à mi-chemin entre chic et kitsch, la figure du pimp (souteneur) séducteur de la Blaxploitation est omniprésente. L’esthétique gangsta (les foulards noués sur la tête) ou rap bling (les lunettes tape à l’œil, ceinture à énorme boucle dorée) viennent pimenter des looks sages, d’assistant de direction (à cardigan en molleton sur cravate) ou de clerc de notaire (en costume rayé à bouton-moto).»
Dans ce même entretien sur Christo posté en septembre, au journaliste qui propose le parallèle suivant, «Christo s’empare, comme vous le faites vous-même souvent, de quelque chose de familier en le modifiant un peu, il l’actualise», Abloh abonde : «Des choses sont là, que ce soit l’Arc de triomphe ou une paire de baskets, et cette paire de baskets, je la repropose, à un moment précis, en lui donnant un autre ensemble de connotations.» Virgil Abloh a été fauché en pleine ascension, qui pouvait le mener au triomphe.