Six mois après le meurtre du président haïtien Jovenel Moïse, le 7 juillet dans sa résidence à Port-au-Prince, on ignore toujours qui a tiré les ficelles du magnicide. Le dernier soubresaut de l’enquête est l’extradition vers les Etats-Unis d’un ancien militaire colombien, Mario Palacios, 43 ans, accusé d’avoir fait partie du groupe d’une vingtaine d’hommes ayant pénétré dans la chambre du Président pour l’abattre. Trois de ces mercenaires ont été tués par la police après le coup de force, les vingt autres, tous colombiens, sont détenus à Port-au-Prince depuis l’été. Dans des conditions décrites comme épouvantables par leurs familles, qui dénoncent la malnutrition et les maladies.
Les rocambolesques conditions de l’inculpation de Mario Palacios illustrent le chaos de l’enquête menée simultanément aux Etats-Unis et en Haïti. Le suspect avait fui par bateau après le meurtre pour trouver refuge en Jamaïque. Arrêté en octobre, il avait collaboré avec les enquêteurs américains dépêchés sur l’île. La justice haïtienne demandait son extradition, mais les juges de Kingston l’ont déboutée, considérant comme insuffisants les éléments présentés. Ils ont préféré l’expulser lundi vers son pays. Mais coup de théâtre lors de l’escale de l’avion à Panama : en raison d’une «notice rouge» émise par Interpol à son encontre pour «meurtre et complicité de meurtre», il est intercepté et expédié aux Etats-Unis. Avec son accord, et celui des autorités de Bogota.
Le «co-conspirateur numéro 1»
Mario Palacios, qui encourt la réclusion à perpétuité, a été présenté mardi à un juge de Miami, qui lui a signifié son inculpation, avant de le placer en détention. Il s’agit de la première inculpation formelle, en six mois, dans l’enquête sur la mort de Jovenel Moïse. Et d’un désaveu pour la justice haïtienne, qui affirme souhaiter juger et condamner elle-même les assassins du chef de l’Etat. Le Premier ministre, Ariel Henry, qui dirige Haïti de facto puisque le fauteuil présidentiel reste vacant, s’en est ému. Il a déclaré vouloir «que la justice triomphe pour l’assassinat crapuleux de Jovenel Moïse, non seulement pour l’ancien président mais aussi pour sa famille ainsi que notre nation».
Mario Palacios avait été recruté en juin dernier pour arrêter et enlever le président haïtien, selon la police fédérale américaine. La mission aurait ensuite changé de cap et le groupe aurait été chargé de tuer Jovenel Moïse. A la tête des mercenaires se trouverait un homme identifié par les enquêteurs comme «co-conspirateur numéro 1», à la double nationalité haïtienne et américaine, actuellement en détention en Haïti.
Soupe de potiron et fusillade
Le pays des Caraïbes, miné par le pouvoir grandissant des gangs armés, a commencé l’année de la pire des façons, avec un attentat contre Ariel Henry. Le Premier ministre s’était rendu le 1er janvier aux Gonaïves, à 150 km de la capitale Port-au-Prince, comme l’exige la tradition le jour de la fête nationale. C’est en effet le 1er janvier 1804 qu’a été proclamée la première république noire de la planète, après la défaite des colons français. La bande armée qui tient la ville avait pourtant fait savoir à Henry qu’il était persona non grata, mais il était passé outre. La veille, il avait même enjoint ses compatriotes sur Twitter à manger la traditionnelle «soup joumou», à base de giraumon, une variété tropicale du potiron. L’inscription du plat au patrimoine mondial de l’Unesco, en octobre, avait suscité la fierté de la population, et créé un des rares moments de communion nationale d’une année catastrophique.
Mais le lendemain, la soupe avait un fort goût de métal. Au sortir du Te Deum chanté dans la cathédrale, le Premier ministre et son entourage avaient essuyé des tirs d’armes lourdes, malgré le dispositif de sécurité mis en place, aussi efficace semble-t-il que celui censé protéger la résidence de Jovenel Moïse en juillet. Les images du chef du gouvernement exfiltré de l’église et gagnant, plié en deux, sa voiture blindée, ont été largement diffusées. La délégation officielle a renoncé au discours prévu et rejoint précipitamment la capitale.
Accablés par la pénurie de produits de base, aliments ou carburant, et par la mainmise du crime organisé sur le pays, les Haïtiens (11 millions dans le pays, plus d’un million d’expatriés, essentiellement aux Etats-Unis et au Canada) sont peu nombreux à croire que la vérité sur la mort de leur président éclatera un jour. Après un travail minutieux, le New York Times a publié le 12 décembre le point le plus complet sur l’enquête (disponible en français). Le quotidien américain assure que le mobile de l’assassinat était la recherche d’une liste de politiciens et d’hommes d’affaires liés aux trafics de drogue et d’armes. D’après le témoignage de Martine Moïse, la veuve, blessée lors de l’attentat, le commando cherchait «des papiers» qu’il aurait emportés. Le Président s’apprêtait à transmettre la liste à Washington.
Alevins d’anguilles
Le travail d’investigation souligne les mauvais rapports entre l’ancien président Michel Martelly et l’homme qu’il avait choisi pour lui succéder, Jovenel Moïse. Star de la chanson sous le pseudo de Sweet Micky, Martelly ne cache pas son ambition de se présenter à la prochaine présidentielle, qui devrait être convoquée pour le deuxième semestre. Le clan Martelly, et surtout Kiko Saint-Rémy, beau-frère de l’ancien président, auraient reproché à Moïse de les avoir trahis en lançant une offensive contre la corruption des élites économico-politiques. Il souhaitait notamment détruire les pistes d’atterrissage clandestines par où arrivent les cargaisons de drogue provenant de Colombie ou du Venezuela.
Un autre cheval de bataille de Jovenel Moïse aurait été d’intervenir dans un commerce contrôlé par Kiko Saint-Rémy : celui des zanguis, les alevins d’anguilles (civelles ou pibales en France). Ce produit est très prisé sur le marché asiatique, et il atteint en Chine des prix supérieurs au caviar. La filière serait un canal privilégié de blanchiment des revenus du narcotrafic. (Libération)