À moins d’un an de l’élection présidentielle prévue en février 2023, les déclarations polémiques du pasteur Tunde Bakare, candidat à la magistrature suprême, sèment le trouble et jettent une lumière crue sur les dangers de l’extrémisme chrétien en politique.
A priori, l’islam serait une religion beaucoup plus politique que le christianisme. Mais le Nigeria dément cette idée convenue alors que le pays le plus peuplé d’Afrique se prépare à voter à la présidentielle de 2023. En réalité, les chrétiens n’y sont pas moins politiques et, surtout, pas moins engagés que les musulmans. Dans le sud du pays, en particulier, des églises servent de bureaux de vote et les prêches de certains ecclésiastiques sont aussi enflammés que ceux des islamistes les plus virulents au Sahel, dans le Nord.
L’étendard de Jésus
Récemment à Lagos, un pasteur a créé la polémique en ravivant des tensions ethniques. Connu pour ses diatribes contre les bergers peuls et musulmans du Nord, Tunde Bakare a en l’occurrence été le colistier du président sortant, Muhammadu Buhari, en 2011, et il vient officiellement d’annoncer sa candidature pour le prochain scrutin.
À cette occasion, on ne peut d’ailleurs s’empêcher d’imaginer l’inquiétude des chancelleries occidentales si jamais un imam du Nord s’avisait à son tour de se présenter aux élections. Fort heureusement (!), il s’agit là d’un chrétien, appartenance confessionnelle qui doit sans doute rassurer les diplomates obsédés par les influences salafistes et le terrorisme jihadiste.
Au cours de l’un de ses sermons de campagne, le pasteur Tunde Bakare n’en a pas moins provoqué la fureur des populations originaires du Sud-Est en affirmant que les Igbos ne pourraient jamais gagner les élections. À preuve, a-t-il avancé, leur peuple serait « maudit » depuis le premier coup d’État militaire du Nigeria, en 1966. À en croire Tunde Bakare, les putschistes igbos de l’époque auraient en effet abattu le Premier ministre Tafawa Balewa, un Haoussa musulman du Nord, en le forçant à boire du vin. Peu avant de mourir, ce dernier aurait alors maudit ses assassins en leur annonçant qu’ils n’avaient aucune chance d’exercer le pouvoir.
Consignes de vote, biais ethniques, discours martiaux, rumeurs complotistes et, parfois, appels au meurtre : rien ne manque à l’appel
L’incident est significatif. À la différence des catholiques et des protestants « orthodoxes », ce sont surtout des pasteurs pentecôtistes qui brandissent l’étendard de Jésus pour partir au combat et pourfendre un ennemi forcément assimilé au Diable. Consignes de vote, biais ethniques, stigmatisations communautaires, discours martiaux, rumeurs complotistes et, parfois, appels au meurtre : rien ne manque à l’appel. Les extrémistes chrétiens ont le vent en poupe et d’autant plus d’influence qu’ils ont des relais au sein du pouvoir et de l’administration.
Sermons sectaires et haineux
En témoigne la carrière du ministre de l’Aviation du gouvernement d’Olusegun Obasanjo en 2006-2007, Femi Fani-Kayode. Pentecôtiste born-again, c’est-à-dire « reconverti » à la chrétienté, en l’occurrence depuis 1993, celui-ci a appelé à écraser les jihadistes de Boko Haram tout en critiquant la mansuétude des autorités et en exigeant la démission du président Umaru Yar’Adua, un musulman qui allait mourir de maladie en cours de mandat, en 2010.
Par la même occasion, Femi Fani-Kayode a dénoncé l’ineptie d’un gouvernement composé de « zombies » sataniques venus d’outre-tombe. Parlant à ce propos de « corpsocratie », un néologisme tiré du mot corps (« cadavre », en anglais), il a également prétendu savoir de source sûre que les accidents d’avion survenus au Nigeria étaient en réalité des sacrifices humains planifiés par des « reptiles » déguisés en hommes d’État !
Le Nigeria n’a pas vu émerger de mouvement terroriste sous la bannière de Jésus, contrairement à l’Ouganda, avec l’Armée de résistance du Seigneur
Professés par un ancien ministre, on aurait pu imaginer que de tels propos allaient choquer la population. Or, il n’en fut rien. Les paroles de Femi Fani-Kayode ont glissé sur l’eau, noyées dans un déluge plus général de sermons sectaires et haineux.
La relation entre religion et violence est décidément complexe. Au Nigeria, elle ne se résume nullement à la fureur jihadiste de Boko Haram dans le Nord. Dans le Sud, des églises sont ainsi la cible de groupes qui n’ont rien d’islamistes et qui sont souvent liés aux cartels de la drogue. Le 6 août 2017, une douzaine de catholiques ont ainsi été tués de sang-froid pendant une messe à Amakwa, dans la ville d’Ozubulu, une paroisse de l’État d’Anambra ; de retour d’une veillée de prières à Omoku, dans le Rivers, le 31 décembre 2018, 16 autres fidèles, surtout des femmes, ont ensuite été abattus par les hommes d’un « militant » du delta du Niger, Don Wanny, qui avait d’ailleurs bénéficié du programme d’amnistie du gouverneur de la région.
En Occident, ces massacres ne bénéficient pas de la même couverture médiatique que les attaques d’églises commises par des islamistes en armes. De fait, le Nigeria n’a pas vu émerger de mouvement terroriste sous la bannière de Jésus, contrairement à l’Ouganda, avec l’Armée de résistance du Seigneur. Le bilan n’en est pas moins macabre. On ne saurait à cet égard y ignorer l’instrumentalisation politique et criminelle de la religion chrétienne. (Jeune Afrique)