Mais qu’est-ce qui fait courir des pays francophones vers le Commonwealth ? La question mérite d’être posée alors que le Gabon et le Togo, deux anciennes colonies françaises, intègrent officiellement la communauté anglophone dès ce 24 juin, lors du sommet des chefs d’État prévu au Kigali Center, superbe bâtiment ultramoderne construit au lendemain de l’adhésion du Rwanda au Commonwealth en 2009.
L’Afrique, avec dix-neuf membres, forme le plus gros contingent de pays du Commonwealth avec pour spécificité le fait que certains États comme le Mozambique, colonie portugaise, et le Rwanda, le 54e membre, ne sont pas d’anciennes colonies ou protectorats britanniques. Officiellement, après leur indépendance, de nombreux nouveaux États africains ont choisi d’intégrer le Commonwealth pour perpétuer des relations cordiales avec la Couronne. Et pourtant le rôle de l’organisation et sa pertinence sont de plus en plus remis en question. Dans certains États comme la Barbade, qui a renoncé fin 2021 au statut de monarchie constitutionnelle pour devenir une république sans pour autant quitter le Commonwealth, la Jamaïque et surtout l’Australie, les débats sont vifs autour de la question d’abandonner à terme la Couronne.
Pour le Gabon, un tournant stratégique
À rebours de ces questionnements, le président gabonais Ali Bongo Ondimba a justifié en tout début d’année ce « tournant géopolitique majeur par la nécessité d’appartenir à un autre espace multiculturel dans un monde globalisé ». Riche en pétrole et en uranium, le Gabon, deux millions d’habitants, a longtemps constitué un pays clé pour la France sur le continent.
ujourd’hui, l’Hexagone a perdu du terrain sur le plan économique au profit d’investisseurs, principalement asiatiques, qui ont repris des secteurs stratégiques. Pour autant, l’idée de se tourner vers le monde anglophone n’est pas nouvelle.
Il y a près de dix ans déjà, à son arrivée au pouvoir, lors d’une élection très contestée, le chef d’État gabonais s’est très vite tourné vers de nouveaux partenaires alors que les socialistes au pouvoir en France prenaient leur distance. Très inspiré par le Rwanda, Ali Bongo annonce en 2012 la volonté des autorités de faire adopter l’anglais comme deuxième langue officielle du pays. Dans son élan, le gouvernement avait financé la formation d’enseignants pour initier le bilinguisme dès l’école primaire. Le projet n’a cependant pas connu un véritable développement et, aujourd’hui, soit près de dix ans plus tard, la grande majorité des Gabonais ne parlent toujours pas couramment l’anglais.
Dans tous les cas, sa démarche a inspiré le Togo, petit pays d’Afrique de l’Ouest, pour lequel le processus d’adhésion est allé plus vite. Le Parlement togolais, qui a donné son aval le 22 avril dernier pour les dernières discussions, l’assure : « Au-delà de l’ancien héritage politique britannique, elle assure au Togo la reconnaissance internationale d’un renouveau historico-politique. » Tandis que « sur le plan commercial, l’adhésion garantit un vaste marché extérieur pour l’exportation de produits nationaux togolais. »
Des adhésions qui interrogent
Pour de nombreux analystes, ces deux adhésions apparaissent avant tout comme symboliques et interrogent. « Si le Togo a une histoire coloniale plutôt originale ? d’abord protectorat allemand, puis occupé conjointement par la France et le Royaume-Uni ?, le Gabon n’a pas grand-chose à voir avec l’Empire britannique », souligne le Journal de l’Afrique, un site d’actualité africaine basé à Tunis. « Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, ces deux pays francophones ont décidé de se tourner vers le Commonwealth. S’ils ne quittent pas la francophonie, Libreville et Lomé envoient cependant un message assez clair à Paris : la France ne brille plus autant qu’auparavant et ils veulent s’ouvrir au monde anglophone », peut-on encore lire dans une analyse mise en ligne cette semaine alors que s’est ouvert le 26e sommet du Commonwealth.
Le Commonwealth préféré à la francophonie ?
Le Commonwealth, fort d’une cinquantaine de membres, et gigantesque marché de plus de 2,4 milliards de consommateurs, semble avoir gagné ces dernières années en réputation auprès des États africains. L’exemple qui est souvent cité est celui du Rwanda qui a basculé en 2009 dans le Commonwealth et a depuis connu un développement économique fulgurant observé par d’autres États. Mais le processus ne s’est pas fait du jour au lendemain, un débat acharné entre partisans et adversaires de cette entrée du Rwanda ? à cause des graves atteintes à la gouvernance et aux droits de l’homme notamment ? avait repoussé la décision pendant deux ans. C’était sans compter sur l’activisme du président Paul Kagame qui n’a pas ménagé ses efforts pour convaincre la grande famille anglophone de l’accueillir dans ses rangs. Anglophone convaincu, le chef d’État rwandais avait fait adopter l’anglais comme langue officielle dans son pays, alors qu’il souhaitait à l’époque tourner le dos à la francophonie et à la sphère d’influence française. Pour d’autres experts, on peut citer quelques contre-exemples comme le Cameroun, membre depuis 2004.
Ce qui fait dire à l’analyste politique ivoirien Sylvain Nguessan qu’il existe « un mythe dans les pays francophones qui dit qu’il faut être un pays anglo-saxon pour pouvoir se développer », a-t-il expliqué au micro de nos confrères de la BBC, et « qu’aucune colonie francophone n’a pu se développer jusqu’à présent, contrairement aux pays anglo-saxons qui ont pu un tant soit peu prendre leur envol ».
Du côté togolais, le ministre des Affaires étrangères Robert Dussey n’a pas manqué de souligner dans les colonnes de Savoirs News que le Togo jouit d’une « forte tradition anglaise, étant donné que l’anglais est la seconde langue étrangère étudiée dans le système éducatif togolais, mais aussi dans les échanges. Il faut savoir que le modèle anglo-saxon est très bien apprécié par les populations et le Togo a de fortes relations avec les pays anglophones de la région, surtout avec le Ghana (pays voisin) et le Nigeria ».
Pour les deux nouveaux États que sont le Gabon et le Togo, le principal avantage est à voir du côté économique, même si adhérer au Commonwealth ne donne droit à aucun avantage commercial direct, le Gabon et le Togo peuvent espérer de potentielles retombées économiques, car adhérer à l’organisation intergouvernementale c’est accéder à un marché de 2 milliards de consommateurs, et la possibilité de nouer des accords bilatéraux avec d’autres membres de la communauté.
Une bataille entre soft power et potentielles retombées économiques
L’autre aspect est politique. Pour Sylvain Nguessan, certains pays « se disent que, s’ils basculaient dans le Commonwealth, ils pourraient jouir d’un minimum d’autonomie » par rapport à la francophonie, perçue comme un modèle de domination à l’avantage de la France. Il estime qu’« en dehors des aides classiques financières et des bourses d’études, la coopération militaire et les diverses aides en termes de logistiques militaires, la France exerce sur ces anciennes colonies une politique trop contraignante qui pousse certains États à se tourner vers la Russie, la Chine ou le Commonwealth ». Un soft power que le Royaume-Uni qui n’est plus membre de l’Union européenne a tout intérêt à entretenir. La nation développe une nouvelle stratégie à l’égard de l’Afrique, plus indépendante.
Cependant, une partie de la société civile de ces deux pays affiche sa méfiance depuis le début du processus. Pour elle, le problème, ce n’est pas tant l’absence d’opportunités d’affaires, mais la mauvaise gouvernance financière et la corruption. Pour rappel, le Togo est dirigé depuis plus de 50 ans par la même famille Gnassingbé, il en est de même au Gabon, avec Ali Bongo Ondimba qui dirige le Gabon d’une main de fer depuis qu’il a succédé à son père en 2009. Malgré son revenu par habitant de 8 600 dollars, un Gabonais sur trois sur deux millions vit avec moins de 1,90 dollar par jour. Le dernier classement de Transparency International sur la corruption le place 124e sur 180.
L’admission de ces deux États a déclenché un débat sur la manière dont les membres du Commonwealth peuvent s’aligner sur les valeurs de l’organisation. En effet, avant d’entrer dans le Commonwealth, il faut répondre à un certain nombre de critères comme reconnaître la reine Elizabeth II comme cheffe du Commonwealth et adhérer à la charte du bloc qui énonce une série de « valeurs fondatrices », telles que la démocratie, les droits de l’homme, la séparation des pouvoirs, le développement durable.
C’est sur ce dernier aspect que le Gabon joue sa meilleure carte auprès du Royaume-Uni en particulier. Le prince Charles est à l’initiative d’un fonds vert en faveur de la protection de l’environnement et de l’économie circulaire. Le Gabon en tant que chef du groupe des négociateurs africains a soutenu le Royaume-Uni lors de la Conférence de Glasgow (COP26) sur les changements climatiques. La voix de ce pays couvert à 90 % de forêts compte dans ce domaine, car il s’est engagé depuis longtemps, sous la houlette de Lee White, son actuel ministre gabonais des Eaux, des Forêts et de la Mer et de l’Environnement, britannique de naissance.
Ces deux pays que sont le Gabon et le Togo ne sont pas les seuls qui posent question, si d’après la version officielle britannique la décolonisation s’est effectuée de manière pacifique, dans la réalité, il en fut tout autre et cela a longtemps pesé dans les relations de la Couronne avec certains pays comme le Zimbabwe, qui a été suspendu du Commonwealth pendant quinze ans, sous Robert Mugabe, alors grand pourfendeur de l’organisation qu’il accusait régulièrement d’imposer les idées occidentales. Citons aussi la Gambie, ex-colonie britannique, dont l’ancien président Yahya Jammeh avait décidé du retrait unilatéral de son pays de l’organisation du Commonwealth en 2013, sous prétexte que des pays occidentaux, selon lui, conditionnent leur aide à la Gambie aux droits des homosexuels. (Le Point)