Interdit d’approcher. Les scientifiques de l’Organisation mondiale de la santé viennent de pénétrer dans le laboratoire P4 désigné par Trump comme responsable de la pandémie. Une hypothèse « hautement improbable » selon l’OMS. Mais après une mission de quatre semaines, achevée le 9 février, de nombreuses questions demeurent. Plusieurs experts nous font part de leur frustration. Le brouillard chinois n’est pas près de se lever.
Virologues, épidémiologistes, microbiologistes, infectiologues, les treize scientifiques choisis et missionnés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont rentrés de Chine. Un voyage à Wuhan, ville berceau du fléau, sous conditions strictes, imposées par un régime autoritaire. L’enquête a commencé par quinze jours d’isolement à leur arrivée, mi-janvier. Reclus dans leurs chambres d’hôtel, les treize enchaînent les vidéoconférences avec leurs homologues chinois, jusqu’à quinze heures par jour. Des échanges sonores, parfois agités « mais productifs », jure l’un des envoyés spéciaux, Dominic Dwyer, brillant microbiologiste australien. Réunions et débats se succèdent, interrompus par des tests Covid en pagaille, des plateaux-repas plastifiés, des pauses cigarette et des séances de sport. « J’ai testé toutes les applications jogging disponibles sur mon téléphone, et marché avec des poids aux chevilles et des haltères : grisant ! » raconte Peter Daszak, le zoologiste anglo-américain de la bande.
Le vendredi 29 janvier, sous un ciel chargé de nuages, la quarantaine est enfin levée. Dehors, Pékin a fait le ménage. Le gouvernement a condamné une jeune femme à quatre ans de prison pour avoir osé chroniquer le quotidien confiné des Wuhanais. Des policiers ont arraché des affiches à la gloire du docteur Li Wenliang, le courageux lanceur d’alerte décédé du Covid… La liberté a ses limites. Les membres de la mission onusienne ne feront pas exception. Non content de restreindre leurs déplacements aux visites organisées par les autorités, le gouvernement chinois invoque la « sécurité nationale » pour réduire leurs contacts avec leurs homologues du corps médical. Les scientifiques ne sont pas dupes. Leur mission ? « Terriblement politique, lâche Dominic Dwyer. C’est, jusqu’ici, la plus compliquée de ma carrière. »
Car le monde les scrute. Une pression lourde, désagréable. La communauté internationale exige des réponses rapides ; la Chine craint des reproches. « La visite de l’OMS relève d’un projet de recherche, ce n’est pas une enquête », avertit Zhao Lijian, porte-parole du ministère des Affaires étrangères.
Les vieux réflexes ont la vie dure. Aux chercheurs de trouver leur chemin dans un océan de contrevérités qui portent aussi bien sur les prémices de la pandémie que sur le nombre de morts : 4 636 décès en un an, selon la recension officielle. Impossible… La Chine balade gentiment le cortège d’experts. D’abord au Wuhan Keting, immense bâtiment transformé en musée. Cette visite est programmée en préambule du séjour. Chercheurs et volontaires peuvent y découvrir « Priorité au peuple et à la vie », une exposition commémorative retraçant la victoire du pays contre l’épidémie à travers photos, vidéos et objets. « C’était intéressant… », lâche sobrement l’un des visiteurs.
Les chercheurs fouillent les sites sensibles, des policiers chinois à leurs basques
La suite du programme semble a priori plus concrète. Hôpitaux, marchés, centres de contrôle et de prévention des maladies humaines et animales, centre du sang, université agricole de Huazhong… Avec minutie, les chercheurs fouillent les sites sensibles, flanqués de leurs confrères, des policiers chinois à leurs basques.
L’enjeu est d’enquêter de manière rigoureuse, en se gardant bien de critiquer l’accueil timide de Pékin : d’autres missions sont prévues. Garder le sourire, donc. « Tout s’est plutôt bien déroulé, raconte Dominic Dwyer. L’ambiance avec nos homologues chinois était assez conviviale, les polémiques et les ego mis de côté. Il y a eu des désaccords, mais la priorité était d’avancer sur nos recherches. » C’est-à-dire de décrypter les mécanismes de transmission du virus, de retracer l’historique des contaminations et d’établir leur itinéraire, afin de tenter de déterminer l’origine du Covid-19. « Trois groupes de travail, explique Dwyer, ont étudié les liens entre le virus et la faune, sa génétique et son épidémiologie. Les rapports entre le Covid et les facteurs susceptibles d’exercer une influence sur sa fréquence, sa distribution, son évolution… »
Le Covid se propageait dans la population dès l’automne 2019
Quotidiennement, les équipes traversent Wuhan dans des berlines aux vitres teintées. Il y a un an, la mégapole était une ville morte, sous cloche ; aujourd’hui, le virus y serait éradiqué, elle a ressuscité. Pendant deux jours, les chercheurs ont visité les hôpitaux Jinyntan et Xinhua, dont le personnel soignant, inquiet de voir des dizaines de patients se présenter fiévreux et pris de toux, avait alerté les autorités. Une année plus tard, les experts les interrogent. Une question les taraude : quand sont apparus les symptômes du coronavirus ? La Chine persiste à affirmer que c’était en décembre 2019, mais des études prouvent que treize séquences génétiques différentes du Sars-CoV-2 circulaient déjà à cette époque. « Ce qui signifie que le Covid se propageait dans la population dès l’automne ! » traduit Dwyer. Les enquêteurs pressent les autorités de leur livrer les dossiers des patients hospitalisés avec des symptômes grippaux depuis octobre 2019. Refus. Pékin campe sur ses positions, affirmant avoir examiné près de 76 000 profils provenant de 233 établissements médicaux de la ville. Seuls 92 correspondent aux critères de recherche. Parmi ceux-là, 60 ont été testés et aucun n’était positif… Aberrant lorsqu’on sait que 11 millions de personnes habitent la mégapole. Les experts onusiens insistent pour récupérer ces échantillons, et 200 000 autres jamais analysés jusqu’à présent. La Chine refuse encore, prétextant des « problèmes techniques », promettant des analyses supplémentaires. Belle tentative d’endormir la mission. Approfondis, ces travaux pourraient permettre de déterminer comment le virus est passé de la chauve-souris aux humains.
«
Nous avons eu une discussion franche et ouverte. L’hypothèse d’une fuite est hautement improbable »
Quatre hypothèses restent envisagées : une transmission directe, une contamination indirecte par un hôte intermédiaire, une contamination indirecte via des aliments congelés et, enfin, toujours l’évasion du virus depuis une éprouvette de laboratoire. Cette théorie, relayée par l’ancien gouvernement Trump, alimente de folles rumeurs. Les scientifiques de l’OMS ont inspecté l’Institut de virologie de Wuhan, visé par ces accusations. Deux d’entre eux avaient, dans le passé, collaboré avec le centre dont les laboratoires détiennent 1 500 spécimens de virus, la plus grande collection au monde. Pendant quatre heures, ils ont questionné le personnel et la directrice, Shi Zhengli, alias « Batwoman », spécialiste éminente des coronavirus chez les chauves-souris. Les scientifiques sont sortis mutiques, se contentant d’une déclaration lapidaire : « Nous avons eu une discussion franche et ouverte. L’hypothèse d’une fuite est hautement improbable. »
Etape suivante, les marchés. Dans le brouillard hivernal, le cortège visite celui de Baishazhou, puis celui des poissons de Huanan, un hangar géant dont on prétend qu’il fut le foyer incandescent du coronavirus. D’ordinaire, un mélange âcre de relents d’ordures, de sang et de poisson séché s’en dégage. Les halles grouillent de commerçants, de badauds et… de mouches charognardes. Des dizaines d’espèces d’animaux vivants se vendent sous le manteau. Chiens, serpents, porcs-épics, crocodiles, louveteaux, salamandres géantes, pangolins, etc. En 2021, le lieu, « karchérisé » après sa fermeture par les autorités chinoises, semble écrasé par le silence. Mais une odeur désagréable y flotte encore… Pendant plus d’une heure, les scientifiques ont déambulé entre les murs décrépis, les étals et les aquariums vides et crasseux, où il n’y a plus rien à trouver.
De nombreux éléments indiquent que le marché n’est pas le foyer mais seulement un cluster
La délégation doit se satisfaire du millier d’échantillons de sang mis à sa disposition, prélevés sur des animaux morts ou vivants : chauves-souris cachées dans les conduits de ventilation, rats d’égout, chats errants autour du marché. Et aussi belettes, serpents, grenouilles, tortues, visons, lapins… Les premiers résultats laissent présager aux chercheurs étrangers que des bestiaux – civettes, visons et chiens viverrins sont souvent évoqués – auraient pu être infectés par des chauves-souris dans des fermes éloignées de Wuhan, dans le sud de la Chine, près des provinces du Guangxi, du Guangdong et du Yunnan. « C’est précisément là-bas, aux confins du Laos, du Vietnam et de la Birmanie, dans des grottes, que le plus proche parent du virus du Covid-19, le RaTG13, a été découvert sur des colonies de chauves-souris », rappelle Peter Daszak. « Ces nombreux éléments prouveraient que le marché n’est pas le foyer, seulement un cluster », résume Dominic Dwyer. D’autres informations appuient l’hypothèse. Sur les 41 patients initialement hospitalisés pour une pneumonie puis identifiés comme ayant une infection au Sars-CoV-2 confirmée, seuls deux tiers venaient de Huanan. Dernier indice : « Le patient zéro présumé, que nous avons rencontré, aurait été infecté le 8 décembre 2019, précise Peter Ben Embarek, chef du groupe de l’OMS. C’est un homme d’une quarantaine d’années sans lien avec le marché, un employé de bureau d’une entreprise privée, peu adepte des randonnées et des sorties dans la nature. »
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Selon les premières conclusions partielles de ce voyage, approuvées par les autorités chinoises, l’origine du Covid pourrait donc se situer à 2 000 kilomètres de Wuhan, peut-être hors des frontières chinoises ! Débarqué sur le marché de Huanan, boosté par la densité humaine, le virus aurait explosé et contaminé le monde.
Depuis qu’ils ont quitté la Chine, les experts de l’OMS réclament de nouvelles données scientifiques. Ce 18 février, l’Australien Dominic Dwyer était confiant : « Il reste des zones d’ombre, mais ce voyage est une première étape très réussie. Les données récoltées sont précieuses et inédites. Elles vont nous permettre de poursuivre nos recherches. Il était impossible de percer les mystères du Covid en deux semaines ! » L’optimisme et le sourire, c’est aussi ce qu’on apprend en Chine. (ParisMtach)