Deux élus du parti présidentiel ont été jugés, le 21 avril, pour leur participation supposée à un trafic de passeports diplomatiques. Le parquet a requis deux ans de prison à leur encontre, mais ils nient toute implication.
Oumou Touré avait déjà essayé trois fois de rejoindre l’Europe, sans succès. Alors, lorsque son amie Aïssatou, qui vit en France, lui conseille de demander de l’aide à un certain El Hadji Diadié Kondé, cette commerçante dakaroise de 33 ans n’hésite pas. Dans le courant de l’année 2019, elle contacte puis rencontre celui qui se définit comme un « facilitateur » de démarches administratives. Il lui promet de l’aider à trouver un passeport diplomatique pour rejoindre le Vieux continent. Coût du sésame : 4,5 millions de F CFA (6 860 euros). Au total, Oumou Touré lui en versera 4 millions dans l’espoir de quitter le pays. Sans succès.
Le dossier aurait pu se cantonner à une simple affaire d’escroquerie. Sauf que, lorsque Oumou Touré décide de porter plainte contre Diadié Kondé devant la division des investigations criminelles, le 10 décembre 2020, elle met en cause deux autres personnes : les députés de l’Alliance pour la République (APR, parti présidentiel) El Hadji Mamadou Sall et Boubacar Villembo Biaye. Elle affirme notamment avoir rencontré Mamadou Sall dans son bureau de l’Assemblée nationale, en août 2019. Il aurait, dit-elle, exigé le versement d’un acompte avant de débuter les démarches. « Comme il y avait un parlementaire impliqué, j’ai pris confiance », racontera-t-elle aux enquêteurs.
Faux documents dans la coiffeuse
Rapidement après ce rendez-vous, elle reçoit un faux certificat de mariage au nom du député Sall. En tant qu’épouse fictive du parlementaire, elle peut normalement prétendre à l’obtention d’un passeport diplomatique. Lorsqu’elle dépose son dossier, Kondé lui demande toutefois de se faire passer pour l’épouse du second député, Boubacar Biaye. Après avoir envoyé 1 million de F CFA à Diadié Kondé pour l’achat d’un billet d’avion, ce dernier devient subitement injoignable. Oumou Touré ne quittera jamais le Sénégal.
Interrogé par les enquêteurs, Kondé reconnaît avoir reçu de l’argent des différents plaignants de cette affaire en échange de visas, tout en niant avoir promis de leur délivrer des passeports diplomatiques ou leur avoir fourni de faux documents. Pourtant, lorsqu’ils effectuent une perquisition à son domicile le 6 septembre 2021, les enquêteurs saisissent dans les tiroirs de sa coiffeuse de quoi contredire ses affirmations : 8 passeports ordinaires, 28 copies de passeports diplomatiques, dont la majorité sont établis aux noms des deux élus, Biaye et Sall, 15 actes de mariage, également à leurs noms, et d’autres documents d’état civil.
Ils assurent que si Diadié Kondé a pu utiliser leurs identités pour falsifier des documents d’état civil, c’était à leur insu
En jouant les époux et les pères par le biais de fausses pièces d’état civil, les députés auraient donc pu permettre aux personnes qui font appel aux services de Diadié Kondé d’obtenir elles aussi un passeport. Plusieurs copies de passeports diplomatiques retrouvées chez le commerçant, délivrés par le bureau autorisé, étaient bien des faux, a révélé le juge d’instruction.
Au total, six plaignants se feront connaître auprès des enquêteurs. Plusieurs d’entre eux affirment avoir rencontré l’un ou l’autre des élus, de même qu’un ancien parlementaire de la majorité, désormais président du conseil départemental de Saraya (Sud-Est), Sadio Dansokho. Des documents portant son nom ont également été retrouvés chez le facilitateur.
Tous nient leur implication dans un quelconque trafic. Ils assurent que si Diadié Kondé a pu utiliser leurs identités pour falsifier des documents d’état civil, c’était à leur insu. Les trois hommes affirment en effet lui avoir confié par le passé certains de leurs documents (dont leur passeport diplomatique) pour le paiement d’assurances ou de billets d’avion, voire la réservation d’hôtels pour leurs enfants.
Des députés « négligents » ou des « escrocs » ?
Pas de quoi convaincre le parquet, qui a requis, ce 21 avril, deux ans de prison, dont trois mois fermes, à leur encontre. Jugés devant la chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Dakar, ils sont poursuivis pour association de malfaiteurs, escroquerie, faux et usage de faux, après sept mois de détention préventive. Appelant à sanctionner les députés comme des « délinquants ordinaires », le représentant du ministère public les a décrits comme des « faussaires et [des] escrocs » qui auraient « blessé la République ».
L’avocat de Sadio Dansokho, Me Ciré Clédor Ly, a quant à lui dénoncé une « mauvaise administration du dossier par le parquet », et évoqué une « affaire chimérique » autour d’un trafic de passeports diplomatiques qui « n’existe pas ». Le conseil des deux députés, Antoine Mbengue, également membre du collectif des avocats du parti présidentiel, renchérit : « Dès qu’une affaire concerne des membres de la majorité et que la justice ne les condamne pas, son indépendance est mise en question. Alors qu’ils ne doivent pas être jugés pour leur appartenance à BBY [Benno bokk yakaar, la coalition présidentielle], mais pour des faits. » L’avocat a demandé la relaxe de ses clients lors de sa plaidoirie.
Le système de délivrance des passeports n’a jamais été aussi sécurisé. Un trafic à grande échelle est impossible
L’affaire, dévoilée dans la presse en septembre 2021, a toutefois jeté l’opprobre sur une partie de la majorité. Le 9 novembre dernier, l’Assemblée nationale a voté la levée de l’immunité parlementaire des deux élus, qui ont été incarcérés peu après. Au vu des réquisitions du parquet, ils pourraient toutefois recouvrer rapidement la liberté. Pointée du doigt lors de la découverte de l’affaire, la ministre des Affaires étrangères, Aïssata Tall Sall, avait affirmé que les services de son département n’avaient « rien à se reprocher ». « Le système de délivrance des passeports n’a jamais été aussi sécurisé. Un trafic à grande échelle est impossible », ajoute une source officielle, qui souligne qu’une enquête interne a été menée au sein des services compétents.
« Si leurs noms ont été cités dans des documents falsifiés, on peut sans doute dire qu’ils ont été victimes de négligence. Mais est-ce pour autant une infraction ? fait mine de s’interroger Antoine Mbengue. Diadié Kondé a simplement profité de sa proximité avec les députés pour faire croire à ses clients qu’il pouvait faire avancer leurs dossiers. » Le verdict sera rendu le 19 mai. En cas de condamnation, les deux députés prévoient déjà de faire appel. (JA)