samedi, novembre 23, 2024
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Alphadi : « L’Afrique peut vraiment vivre de son art »

« Magicien du désert », « prince du désert », « Mandela de la mode », les mots élogieux ne manquent pas pour qualifier Seidnaly Sidahmed plus connu sous le nom d’Alphadi. Il faut dire qu’il est à inscrire définitivement au Panthéon de la mode africaine. Avec son caractère jovial teinté d’humilité, il a été de tous les combats des pionniers du continent dans la bataille pour une meilleure prise en compte des Africains tant dans les ateliers de mode qu’au bord des estrades de défilé.

Pour cela, il n’a pas hésité à aller chercher (et obtenir) le soutien de ceux des Africains qui font autorité dans leur domaine avec comme leitmotiv la promotion de la paix. Ainsi, en 1998, Alphadi s’est appuyé sur un défilé de mode dans le majestueux désert du Tiguidit au Niger pour apporter sa contribution à de meilleurs sentiments dans le conflit opposant les autorités nigériennes à la rébellion touarègue. « Dès qu’on a fait le défilé, tout s’est arrêté. Beaucoup de grands créateurs y ont assisté, notamment Yves Saint Laurent », confie ce styliste du désert qui se remémore la première édition du Festival international de la mode en Afrique (Fima). Persuadé que la mode peut avoir un impact aussi économique que culturel et social, Alphadi appelle de ses v?ux une prise de conscience de toutes les potentialités de l’Afrique dans ce domaine. Entretien.

Le Point Afrique : Le Papers Club de Casablanca a réalisé début juin une exposition-vente de vos créations. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a séduit dans l’environnement de Casablanca pour accepter cette opération ?

Pendant un an, les oeuvres d’Alphadi vont être exposées à la Victoria and Albert Museum de Londres. Une consécration pour lui mais aussi pour la mode africaine.  © SEYLLOU / AFP

Alphadi : J’ai rencontré à Casablanca des jeunes intéressés par l’écriture, le cinéma, la peinture, etc., et je voulais leur rendre un hommage. En plus de cela, j’ai été charmé par la ville de Casablanca.

Au-delà de la dimension commerciale, qu’est-ce qui s’est joué pour vous dans cette manifestation ?

C’est de pouvoir transmettre comme message que l’économie culturelle est aujourd’hui un levier pour lutter contre la pauvreté. Je veux en effet faire comprendre au monde entier que la mode et la créativité peuvent aider au développement. Outre la dimension économique, il convient en ce moment de célébrer les quelque 40 ans de création portés par de jeunes stylistes ainsi que des top-modèles d’Afrique. Mon ouvrage réédité sur les 20 ans de créations depuis le premier Festival international de mode de l’Afrique se veut une vitrine de ce dont l’Afrique est capable et l’illustration que le continent africain a besoin de paix.

Comment l’économie culturelle peut-elle être un levier de lutte contre la pauvreté ?

L’Europe a bien joué sa partition et il n’y a aucune raison que l’Afrique ne puisse pas jouer la sienne et en tirer profit.

Aujourd’hui, on voit beaucoup de monde qui s’habille en caftan pour paraître africain. L’Europe copie nos motifs et notre textile. Elle les vend à 10 000 dollars alors que nous, nous les vendons à 500 ou 1 000 dollars. Nous ne sommes pas d’accord avec tout cela. Le milliard et quelques millions d’habitants qui peuplent l’Afrique ont besoin de la dimension internationale de l’habit africain.

À mon sens, il est temps que des noms africains brillent à l’international à côté des noms européens issus du monde de l’art et la culture largement reconnus à l’international. Il est temps de changer de paradigme pour que l’Afrique des créateurs émerge au niveau mondial. Pour ce faire, j’en appelle aux groupes financiers pour qu’ils misent sur notre continent.

Si je me trouve au Maroc aujourd’hui, c’est qu’il s’agit d’un royaume dont le souverain encourage cette dimension de l’art et de la culture contrairement à de nombreux chefs d’États africains. Je suis persuadé qu’avec le soutien du royaume, nous pourrons gagner ce combat et obtenir une ouverture artistique et culturelle de l’Afrique sur le monde entier.

Nigérien, vous avez choisi Rabat pour la prochaine édition du Fima. Y a-t-il un sens particulier à accorder à cette initiative ?

Comme vous le savez, Rabat a été consacrée capitale des cultures africaines. Pour nous, être là, c’est une manière de mettre la capitale du royaume à l’honneur et de fêter l’Afrique. Je rappelle que ce n’est pas la première fois que le Fima pose ses valises au Maroc. Nous avons en effet célébré ses 20 ans à Dakhla et allons maintenant célébrer les 24 ans de création africaine à Rabat avec toute la symbolique que cela implique.

Si vous deviez faire un clin d’?il à la mode et à la création marocaine, que diriez-vous ? Que feriez-vous ?

Je dirais tout simplement que le Maroc a réussi un combat important. Le caftan est porté partout et illustre l’universalité d’un habit marocain, d’un habit africain. Comment expliquer cela ? Ce succès est dû en grande partie à la prise de conscience par les Marocains de l’importance de la création culturelle. Alors que dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, les parents refusent qu’un enfant soit un artiste, un chanteur ou un créateur, les Marocains acceptent cela et ont ainsi franchi un pas important. Tout cela pour vous dire qu’il est temps que les créateurs africains soient respectés.

Comme docteur en tourisme, j’ai pendant dix ans été directeur général du tourisme au Niger. Pour me consacrer à la mode, j’ai profité d’un plan de départs volontaires de la fonction publique. Mes parents ne trouvaient aucun intérêt à ce que je faisais. Il a fallu qu’ils voient que j’avais réussi par ce biais à créer des centaines, voire des milliers d’emplois pour des jeunes pour qu’ils changent leur regard et reconnaissent combien mon combat pour donner au continent ce qu’il mérite est grand. Je lance donc un appel : n’hésitons pas à porter des habits et des bijoux africains pour permettre à l’Afrique de retrouver sa place sur l’échiquier international.

Envisagez-vous un défilé dans un décor typiquement marocain à l’image des défilés en plein désert que vous avez organisés au Niger ?

Je suis en train de penser à organiser des défilés dans le décor de mines d’or au Maroc. Ce sera pour moi une manière de rendre hommage aux mineurs. Quand j’ai innové en organisant un défilé en plein désert au Niger, le Maroc a été un partenaire privilégié. Du coup, amener des chefs d’État et contribuer à arrêter les rébellions dans ce désert m’a permis d’être ce que je suis aujourd’hui. Dans ce sillage, le tourisme, qui s’est arrêté pendant 20 ans, a retrouvé une seconde vie dans cette région du Niger grâce à ce défilé de mode, ce qui prouve que la création et la beauté sont au-dessus de tout.

En organisant un défilé de mode en plein désert au Niger, Alphadi a contribué à calmer les ardeurs guerrières d’une région en prise à de fréquents soubresauts.  © SEYLLOU / AFP

Quel regard portez-vous sur la dimension économique de la mode africaine ? Stricto sensu mais aussi en collaboration avec d’autres secteurs comme le cinéma par exemple.

Si des bailleurs de fonds accompagnent la dynamique que connaît la création africaine aujourd’hui, la mode du continent enregistrera un grand essor économique et rapportera des millions, voire des milliards de dollars au continent. Je suis convaincu que l’Afrique peut vraiment vivre de son art.

Deuxième secteur pourvoyeur d’emplois en Afrique après l’agriculture selon la BAD, le secteur du textile-habillement souffre d’un déficit de chaînes de valeur locales bien que l’Afrique soit un important producteur de coton. Que pourrait-on faire pour que cette carence soit palliée ?

C’est vrai que seuls 30 % du coton africain sont travaillés localement. Si on prend l’exemple du bazin qui est fabriqué en Allemagne, on comprend que le coton exporté nous revient sous forme de produits finis faisant que l’Afrique ne profite pas vraiment du coton que produisent le Mali, le Burkina Faso, le Bénin, le Tchad et l’Égypte, entre autres.

Ces importations de produits finis contribuent à appauvrir davantage le continent, alors que des usines de fabrication peuvent être implantées dans nos pays. Dans les domaines de la bijouterie et du cuir, on constate ainsi que les prix sont 20 fois plus élevés après le traitement des matières premières dans des pays étrangers comme l’Italie et la Chine. Pourtant, nous avons des atouts. La main-d’?uvre locale demeure beaucoup moins chère qu’en Asie ou ailleurs. Il est donc important de former nos enfants.

C’est pour cela que je travaille à construire une grande université consacrée à la mode et aux arts en Afrique. L’idée est de favoriser la mise en place d’une industrie de la création africaine. Je peux vous assurer que ce n’est pas une petite affaire, car cela doit s’accompagner d’un changement au niveau des mentalités.

Où en êtes-vous de cet établissement consacré à la mode ? Comment voyez-vous son architecture ?

Je le vois à travers une architecture traditionnelle, mélangeant la terre battue au ciment. Ce projet devrait contribuer à mettre en avant ce que l’Afrique a de plus beau : son architecture locale. Cela fait plus de dix ans que je me bats pour que ce projet puisse voir le jour. Il est sur une bonne trajectoire de réalisation.

Entre trouver des bailleurs de fonds et changer les mentalités, quel a été le plus grand défi ?

Changer les mentalités a été le plus difficile. En Afrique, on ne pense pas que nos enfants doivent également avoir une éducation sur la peinture, la sculpture, la photographie, la danse contemporaine, etc. C’est un combat de longue haleine que je mène depuis 30 ans et qui consiste à expliquer l’importance à former et à outiller notre jeunesse. Il faut dire que certains de nos dirigeants politiques ne sont pas forcément conscients du rôle que la culture et l’art peuvent jouer pour contribuer au développement du continent.

De mieux en mieux reconnue à l’international, la mode africaine peut aussi être un outil de soft power. Comment pourrait-elle s’y prendre pour être performante de ce point de vue ?

Cela nécessite un grand soutien des bailleurs de fonds et des mécènes africains. Cette reconnaissance de la mode africaine doit émaner des Africains eux-mêmes. Autrement dit, c’est aux Africains même de valoriser les tenues africaines. Actuellement, les choses commencent à changer à l’international. L’art contemporain africain est vendu de plus en plus cher et les artistes commencent à être mieux reconnus.

Pour Alphadi, ce sont les Afric ains qui doivent porter au firmament la mode africaine. Comment ? En la portant et en la finançant. Ici, on voit des éléments du défilé dans le désert, près d’Agadez, au Niger en décembre 2016. © OLYMPIA DE MAISMONT / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Depuis le 28 juin, j’ai l’honneur d’un hommage du Victoria and Albert Museum de Londres. Le fait que le plus grand musée d’art et de design au monde prenne cette initiative à l’endroit d’un créateur africain est à la fois une première mais aussi un signe positif. Je suis fier de la reconnaissance de mon rôle de précurseur de la mode africaine, mais je n’ai malheureusement pas les financements du niveau de ceux de LVMH. Et pourtant, les plus gros acheteurs des marques prestigieuses comme Chanel, Dior ou Yves Saint Laurent sont des Africains, c’est dire qu’il y a quelque chose à faire.

Que signifie pour vous cette consécration par le plus grand musée d’art et de design au monde ?

C’est une fierté bien sûr. Imaginez ! Un an durant, le V & A va rendre hommage à la mode africaine et va exposer mes ?uvres et celles d’autres créateurs africains comme la Nigériane Shade Thomas-Fahm, le Malien Chris Seydou et le Ghanéen Kofi Ansah. C’est une consécration qui vient célébrer la créativité et l’impact mondial de la mode africaine contemporaine. Et je dois dire que, pour moi, cela n’a pas de prix ! (Le Point)

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