Les médias russes ont tout fait pour ignorer la contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv. Mais ils commencent à reconnaître l’avancée des troupes ukrainiennes sans trop savoir comment traiter cette réalité qui a pris le Kremlin de court.
Rien en une, ni même en deuxième ou troisième page. Il faut feuilleter l’influent journal pro-Kremlin Rossiyskaya Gazeta du lundi 12 septembre jusqu’à la septième page pour découvrir un entrefilet consacré à la contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv.
Un enterrement médiatique de première classe pour un développement militaire qui fait les gros titres de la quasi-totalité des médias occidentaux. L’avancée des troupes ukrainiennes dans des territoires jusqu’à présent occupés par la Russie au nord du Donbass trouve, en ce début de semaine, un écho médiatique presque aussi important que le “dernier voyage” de la reine Elizabeth II d’Angleterre.
Un repli ou une retraite ?
Mais uniquement hors de Russie. Car à l’intérieur des frontières russes, et sur le modèle de Rossiyskaya Gazeta, “les médias font tout ce qu’ils peuvent pour ignorer ce qui se passe sur le terrain”, résume Joanna Szostek, spécialiste des médias russes à l’université de Glasgow.
Les principales manchettes des quotidiens et les gros titres des journaux télévisés “tournent autour des élections municipales et des prix de l’énergie en Europe”, résume Maxim Alyukov, spécialiste des médias russes au King’s College de Londres.
Deux thèmes qui n’ont pas été choisis par hasard puisqu’ils présentent le régime sous un jour avantageux. Les élections locales et régionales qui se sont déroulées ce week-end – le premier scrutin depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022 – ont tourné à l’avantage des candidats soutenus par le Kremlin. Et l’explosion de la facture énergétique en Europe de l’Ouest illustre pour les médias russes le retour de flammes des sanctions contre la Russie décidées par l’Occident.
Et lorsque les médias accordent un peu de place aux déboires de l’armée russe dans la région de Kharkiv, “ils utilisent généralement des euphémismes pour minimiser l’importance de ce qui se passe et suggérer que tout se déroule comme prévu”, souligne Maxim Alyukov. Les télévisions et journaux évoquent alors un “repli stratégique pour aider à défendre le Donbass, ce qui rappelle la manière dont avait été justifié l’échec de la prise de Kiev au début de la guerre”, précise Jaroslava Barbieri, spécialiste de la Russie à l’université de Birmingham.
Mais depuis ce week-end, le ton commence à évoluer. “Les médias russes inféodés au pouvoir se sont mis à utiliser en même temps plusieurs explications contradictoires. Ce qui correspond à leur stratégie de propagande traditionnelle qui consiste non pas à informer mais à semer la confusion”, explique Vera Tolz, spécialiste du paysage médiatique russe à l’université de Manchester.
L’idée d’un “repli stratégique” mûrement réfléchi continue à être utilisée dans des articles qui, en même temps, reconnaissent que les troupes russes ont été poussées à la retraite par les forces ukrainiennes. C’est le cas de certaines dépêches de l’agence de presse RIA Novosti qui jonglent avec ces explications contradictoires, souligne Vera Tolz. D’un côté, ils affirment que les Russes ont dû reculer car les Ukrainiens étaient beaucoup plus nombreux grâce, notamment, à l’apport de “mercenaires étrangers”. De l’autre, RIA Novosti peut expliquer dans la même dépêche que la région de Kharkiv ne faisait de toute façon pas partie des objectifs de “l’opération militaire spéciale” (la terminologie officielle du Kremlin pour désigner la guerre en Ukraine) et que les troupes vont être redéployées dans le Donbass.
À la recherche du bouc émissaire
Le silence ou les explications contradictoires utilisées dans les médias trahissent aussi “l’attente d’une version officielle pour parler de la contre-offensive”, assure Maxim Alyukov. Pour cet expert, il y aura probablement encore un changement de récit autour de l’avancée ukrainienne “une fois que le Kremlin et les pontes du paysage médiatique se seront mis d’accord sur une manière de présenter les choses.”
Une chose est sûre en tout cas pour tous les experts interrogés : le succès initial de la contre-offensive ukrainienne est un événement trop important pour être tout simplement nié. “C’est la différence entre la Russie et la Corée du Nord ou la Chine : la population peut avoir accès à des sources alternatives d’information – que ce soit sur YouTube ou Telegram –, ce qui fait que les médias étatiques pour rester crédibles ne peuvent pas faire abstraction de ce qui se passe dans la région de Kharkiv”, souligne Vera Tolz.
La manière dont les grands talk-show sur les chaînes publiques comme Channel One se sont emparés du sujet est à ce titre très révélateur. “Il y a de plus en plus de voix qui s’élèvent sur les plateaux parmi les experts militaires et les anciens députés pour ‘se confronter à la réalité’ d’un conflit qui ne se déroule pas comme prévu”, remarque Jaroslava Barbieri.
L’invité qui critique le pouvoir était devenu une espèce en voie de disparition sur les plateaux de télévision russe depuis le début de la guerre, “alors que c’était une tradition auparavant pour donner l’impression d’un débat démocratique”, rappelle Joanna Szostek.
Ces derniers jours, ils ont fait leur grand retour. “La plupart d’entre eux expliquent que si le conflit ne se passe pas comme prévu c’est parce que Vladimir Poutine a été mal conseillé. En d’autres termes, ils sont en train de préparer le terrain pour que le pouvoir puisse désigner des boucs émissaires à punir”, estime Vera Tolz.
Même des personnalités de premier plan de la vie politique russe participent à cette opération de communication. Ramzan Kadyrov, le président de la République russe de Tchétchénie et grand allié de Vladimir Poutine, a ainsi déclaré sur Telegram, dimanche 11 septembre, que “des erreurs avaient été commises” et qu’il “allait devoir parler avec le dirigeant du pays pour lui expliquer ce qui se passe réellement sur le terrain”. Une manière de suggérer que Vladimir Poutine n’est pas responsable de la situation car on l’a mal conseillé…
Si toute la machine à propagande se met ainsi en place pour protéger le maître du Kremlin, c’est bien, d’après Vera Tolz, que le premier cercle du pouvoir “commence à avoir peur”. Ce qui montre que la contre-offensive ukrainienne est déjà un succès.