Deux ans après la répression sanglante de manifestations contre la brutalité policière, le pays ne semble pas vouloir réformer en profondeur ses forces de l’ordre. La liste des maux est pourtant longue.
La Commission nigériane des droits de l’homme vient de demander la poursuite en justice des auteurs de violences policières et l’indemnisation de leurs victimes. À l’issue de deux années d’enquêtes menées sous l’égide du juge Sulaiman Galadima, cette instance souhaite ainsi mettre un terme définitif aux protestations du mouvement End Sars (Special Anti-Robbery Squad). En octobre 2020, ces protestations avaient entrainé une sanglante répression de manifestations de rues à Lagos.
Le rapport remis aux autorités n’a pourtant rien résolu. À l’approche des élections présidentielles de février 2023, la police nigériane continue de poser d’énormes problèmes et beaucoup d’observateurs s’interrogent sur sa capacité à contenir de possibles violences politiques au moment du scrutin. Gangrénées par la corruption et l’indiscipline, les forces de l’ordre ne semblent pas du tout en mesure de répondre aux nombreux défis sécuritaires que connaît le pays le plus peuplé d’Afrique.
Des soldats (désorganisés) en renfort
La preuve, l’armée s’est de facto substituée à la police dans 35 des 36 États de la fédération nigériane. En 2022, elle a aussi fini par se déployer dans la région de Kebbi (Nord-Ouest) et sur le territoire de la capitale, Abuja. Désormais, Lagos est le dernier État où la police reste seule aux commandes, ce qui accroit d’ailleurs sa visibilité dans les exactions. Ailleurs, c’est l’armée qui, concrètement, assume les fonctions de sécurité intérieure, en l’occurrence avec la brutalité qu’on lui connaît habituellement.
Le recours à des militaires ne rassure guère les citoyens. Dans la ceinture centrale du pays, l’armée a publiquement été accusée d’avoir pris le parti des voleurs de bétail peuls par un ancien chef d’état-major et ex-ministre de la Défense, Theophilus Danjuma, qui a appelé les paysans à s’organiser en milices d’autodéfense. Et dans le Nord-Est, les militaires n’ont pas non plus réussi à en finir avec les attaques de la mouvance Boko Haram.
Dans une récente interview, un ancien combattant du groupe jihadiste expliquait comment, après la proclamation d’un état d’urgence en 2013, l’envoi de renforts avait semé la confusion parmi les soldats déjà sur place. Les insurgés avaient alors eu quelques facilités à se déguiser avec des uniformes pour tromper l’ennemi et franchir les barrages en se faisant passer pour de nouvelles troupes. Aujourd’hui encore, les militaires nigérians restent mal coordonnés et mal organisés. Confrontés à de nombreux problèmes d’approvisionnements, de vols d’équipements et de détournements de fonds, ils n’arrivent pas à tenir le terrain en milieu rural et il leur arrive souvent de laisser leurs armes entre les mains de l’ennemi lorsqu’ils battent en retraite. Entretemps, les jihadistes de Boko Haram, eux, sont devenus experts pour récupérer et transformer en engins explosifs artisanaux les bombes que l’armée de l’air nigériane largue sans qu’elles explosent.
Milices d’autodéfense
Ni armée ni police : dans bien des régions du Nigeria, la population doit en fait compter sur elle-même pour assurer sa propre sécurité. Elle s’est donc organisée en milices d’autodéfense, qui ont souvent pris un caractère ethnique, parfois même avec l’aval des autorités locales. Dans les États de Taraba et de la Benoué , les gouverneurs Darius Ishaku et Samuel Ortom ont ainsi appelé le pouvoir fédéral à assouplir la loi pour que les citoyens puissent plus facilement obtenir des autorisations de port d’armes.
Dans le Sud-Ouest, les gouverneurs sont allés plus loin et ont monté, en janvier 2020, un réseau de patrouilles, le Western Nigeria Security Network (WNSN), qu’on a coutume d’appeler Opération Amotekun, d’après le mot « léopard » en yoruba. Celui-ci est censé déployer des milliers de gardes dans toutes les collectivités locales de la région, à l’exception de Lagos. Les gouverneurs du Sud-Est n’ont pas non plus été en reste. En avril 2021, ils ont inauguré la plateforme Ebube Agu (« la puissance du lion », en langue ibo), pour lutter tout à la fois contre les bandits armés et contre les séparatistes biafrais.
Les dangers d’une police régionale
Le débat à propos d’une décentralisation de la police nationale s’est ainsi imposé de lui-même dans la campagne présidentielle. Les gouverneurs y sont évidemment favorables, l’idée étant de s’affranchir de la tutelle d’Abuja et contrôler directement des forces susceptibles de les aider à gagner les élections. L’actuel vice-président, Yemi Osinbajo, a également déclaré qu’une régionalisation de la police répondrait davantage aux demandes des citoyens, permettrait d’être plus réactif et correspondrait mieux à l’esprit fédéral du pays.
Mais les opposants au projet objectent que les gouverneurs, très corrompus, risquent fort de dévoyer et privatiser la force publique à des fins politiques et personnelles. De plus, beaucoup d’États sont déjà au bord de la banqueroute, incapables de verser les salaires des fonctionnaires de l’administration territoriale. On voit mal comment ils pourraient, en plus, assumer la charge financière de polices municipales ou régionales.
Dans un cas comme dans l’autre, les projets de réforme de l’appareil sécuritaire de l’État ne disent de toute façon pas comment soigner les maux qui affectent les forces de l’ordre. Corruption, indiscipline, impunité, manque de professionnalisme : la liste est longue. Gageons donc que les Nigérians devront continuer de se débrouiller avec une police inefficace, que celle-ci soit placée sous le commandement d’Abuja ou de gouverneurs ambitieux. (Jeune Afrique)