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Soudan : la transition démocratique en péril

Les affrontements entre factions armées au Soudan depuis le 15 avril ont entraîné la mort de centaines de personnes, la destruction massive d’infrastructures civiles et le dérèglement complet de la vie quotidienne dans la capitale Khartoum et les autres zones de combats, notamment au Darfour. Des vagues de réfugiés cherchent à rejoindre des zones plus sûres à la campagne ou à se mettre à l’abri dans les pays voisins.

Cette crise s’inscrit dans le contexte plus large de la révolution démocratique qui a cours au Soudan depuis plusieurs années. Les comités de résistance y ont joué un rôle fondamental, et sont les seuls à aider aujourd’hui les nombreuses victimes civiles.

Les racines de la révolution soudanaise

Le mouvement démocratique actuel est né dans les années 2010, en opposition à la dictature militaire islamiste du général Omar el-Béchir (1989-2019).

D’abord voué aux gémonies par l’Occident à cause de ses liens avec des islamistes comme Oussama Ben Laden, qu’il a accueilli au Soudan dans la première moitié des années 1990, et pour sa responsabilité dans ce que certains appellent un génocide (plus de 300 000 morts) au Darfour, le régime d’el-Béchir finit par regagner sa confiance partielle en acceptant la sécession du Sud-Soudan, devenu indépendant en 2011, et en rompant avec l’islamisme radical.

Pour accéder aux financements des institutions financières internationales, le régime met en ?uvre les réformes structurelles exigées telles que l’abolition des subventions et la privatisation d’une partie des services publics.

La société paie le prix fort pour ces réformes, qui ne bénéficient qu’à une petite élite affairiste et militaire bien connectée au régime et à ses soutiens étrangers, notamment dans les pays du Golfe. La commercialisation de l’agriculture entraîne l’épuisement des terres et la contamination des sols et des eaux, et accélère l’exode rural. Khartoum passe de 2,5 millions d’habitants en 1991 à 6,3 millions en 2023. Du fait du démantèlement et de la privatisation des services publics, les nouveaux habitants des villes tissent des réseaux d’entraide avec la population urbaine paupérisée. C’est l’origine des comités de résistance.

Le « Printemps arabe » qui mobilise les populations contre leurs gouvernants affecte aussi le Soudan. Tout au long des années 2010, des révoltes ont sporadiquement lieu, y compris des mouvements de protestation généraux en septembre 2013 et novembre 2016. Elles sont motivées par les politiques d’austérité du gouvernement, notamment l’arrêt des subventions à la population pour l’achat de pain, d’essence et d’autres denrées.

La répression brutale par les forces de l’ordre, qui livrent aussi des guerres contre les mouvements autonomistes dans plusieurs provinces du Soudan, évite la fin du régime. Mais la jeunesse et les autres populations défavorisées du pays prennent conscience qu’elles partagent une même lutte et un même objectif : un Soudan plus démocratique, où les ressources seraient réparties plus équitablement et où chacun, femme ou homme, d’origine arabe ou autre (les 30 % de Soudanais non arabes souffrent historiquement de discrimination), aurait les mêmes chances dans la vie.

La révolte de décembre 2018 commence de la même manière. Mais, cette fois-ci, les manifestants persévèrent malgré la répression habituelle. Une ambiance joyeuse de printemps règne dans les sit-in organisés par les comités de résistance des différents quartiers de Khartoum et du pays entier. Dans le foisonnement culturel et la pratique de nouvelles formes de solidarité, une nouvelle identité collective soudanaise semble prendre forme.

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Le rejet de la représentation en politique

En avril 2019, les forces armées écartent el-Béchir et promettent une transition démocratique afin de rétablir l’ordre. Mais la répression sanglante contre les manifestants, qui n’acceptent pas l’autorité militaire, finit par mobiliser la communauté internationale.

En août 2019, les Forces de la Liberté et du Changement, un mouvement établi le 1er janvier 2019 pour rassembler tous les groupes et partis d’opposition soudanais, se mettent d’accord avec les militaires pour former un gouvernement de transition civil dirigé par l’ex-haut fonctionnaire de l’ONU Abdallah Hamdok.

En octobre 2021, l’armée, craignant de perdre son autonomie et redoutant la tenue d’élections prévues pour 2022, dissout le gouvernement civil et reprend le pouvoir. Ce n’est pas seulement dans la politique que les forces armées soudanaises jouent un rôle prépondérant. Grâce aux réformes néolibérales et à la mise sous tutelle de la clique religieuse affairiste réunie autour d’el-Béchir, elles contrôlent maintenant une grande partie de l’économie.

De nombreuses analyses existent du violent conflit qui oppose depuis le 15 avril dernier les Forces de soutien rapide (FSR) menées par le général Mohamed Hamdan Dagalo dit « Hemetti » à l’armée soudanaise dirigée par Abdel-Fattah al-Burhan. Mais qu’en est-il du mouvement démocratique ? Les Forces de la liberté et du changement semblent émiettées ; la légitimité représentative des quelques personnes qui, en leur nom, ont signé les accords du 5 décembre 2022 avec la junte militaire est très contestée.

La révolution soudanaise partage avec le Mouvement du 17 octobre au Liban et le mouvement Tishreen en Irak, par exemple, un rejet de la représentation politique. Seuls les comités de résistance qui ont émergé dans tout le pays pour coordonner l’aide, la solidarité et les actions de protestation conservent une pleine légitimité populaire.

Étant donné le retrait du gouvernement de l’espace public ? sauf en tant que forces de l’ordre ?, les comités de résistance organisent aussi l’accès à l’éducation et la santé, l’aide alimentaire et même les infrastructures. Mais ils refusent de nommer des représentants ou de participer à la politique « verticale ». Cela complique leur inclusion dans des processus chapeautés par les Nations unies ou l’Union africaine même si, de l’avis général, les comités de résistance incarnent le mouvement démocratique.À LIRE AUSSI Soudan : ce jour où la mèche s’est allumée entre militaires et miliciens

Vers un nouvel engagement démocratique de la communauté internationale ?

Dans un communiqué récent, les comités de résistance de l’État de Khartoum ont exigé la fin des combats. Ils ont demandé aux membres des comités locaux de fournir de l’aide médicale et alimentaire à la population et de recueillir des informations sur les combats et la situation dans les quartiers pour éviter les « fake news ». De même que toutes les forces civiles soudanaises, ils rejettent la participation des militaires à la transition politique, demandant la dissolution des FSR et le retour des forces armées dans leurs casernes.

Cela montre que l’infrastructure démocratique de la révolution soudanaise fonctionne encore. Mais les forces civiles du Soudan ont perdu l’espoir. Qui mettra fin aux combats entre les factions militaires ? Comment éviter que le Soudan ne se désintègre en régions gouvernées par des hommes armés, comme la Libye ? Seule une intervention musclée de la communauté internationale en paraît capable.

Mais celle-ci a accepté que les militaires soudanais et les puissances régionales jouent un rôle prépondérant. Or l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, inquiets de l’impact de la révolution soudanaise sur leurs affaires intérieures, ont systématiquement soutenu les généraux soudanais contre les forces démocratiques. Dans les combats actuels, les puissances régionales choisissent toutes leur camp, ce qui risque de prolonger le conflit.

Si l’Europe et les États-Unis se soucient du Soudan, ils devraient reconnaître que leurs efforts de médiation ont échoué et cesser de voir les militaires soudanais comme des interlocuteurs légitimes. Ils pourraient prendre des mesures pour isoler et sanctionner les factions armées engagées dans le conflit actuel, confisquer leurs avoirs à l’étranger et les rendre au peuple soudanais. Et, dans le même temps, un dialogue devrait être établi avec les comités de résistance et les autres forces démocratiques soudanaises pour piloter une véritable transition démocratique qui ne serait prise en otage ni par les pays voisins ni par les militaires.

* Robert Kluijver est docteur associé au Centre de recherches internationales CERI, Sciences Po/CNRS, spécialiste de la Corne d’Afrique., Sciences Po. (Theconversation.com)

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