La classe politique semble impuissante face à une crise économique ancienne, et aggravée par la crise sanitaire
La jeunesse tunisienne est à nouveau dans la rue. Les dix ans cette semaine de la chute du régime dictatorial de Ben Ali ne sont pas un hasard, et la foule ne vient clairement pas célébrer. La police et l’armée non plus : près d’un millier de personnes ont été arrêtées d’après la Ligue tunisienne pour les droits de l’homme, qui déplore aussi des abus. La police reconnaît officiellement 600 arrestations. En cause ? « Comme d’habitude », pourrait-on dire, la situation économique critique du pays et la marginalisation de sa jeunesse.
Deux phénomènes qui n’ont rien de nouveau. Ils préexistaient à la révolution du Jasmin d’il y a dix ans. Ils en ont été l’un des moteurs même. « La crise économique est liée au modèle de développement choisi pendant les années Ben Ali, rappelle à 20 Minutes Aude-Annabelle Canesse, conseillère en politiques publiques auprès d’organisations internationales, et spécialiste de la Tunisie. Un modèle basé sur l’export, qui souffre quand les temps sont durs et que les pays riches n’importent plus, et sur un tourisme de masse qui n’apporte aucune retombée aux populations locales. C’est l’effet des formules ‘all inclusive’. »
Un système éducatif inadapté
« Ces choix économiques ont été faits de manière autoritaire et sans rapport avec la situation réelle du pays », juge Kmar Bendana, enseignante à l’université de la Manouba, en banlieue de Tunis. La révolution de 2011, si elle a apporté des institutions démocratiques au pays – ce qui n’est pas une petite avancée – n’a pas su s’attaquer aux grandes réformes de structure dont le pays à besoin. Résultat, le chômage est galopant. Y compris chez les jeunes. Y compris chez les jeunes diplômés.
« Je suis bien placée pour dire en tant qu’enseignante que la réforme de l’éducation dont la jeunesse a besoin n’a pas été faite. Le système éducatif est inadapté », confie sans fausse pudeur Kmar Bendana à 20 Minutes. Au-delà des très nombreux non-diplômés qui quittent le système éducatif local chaque année, l’universitaire constate qu’« on forme de bons médecins, de bons informaticiens, c’est utile. Mais ça n’est pas suffisant pour l’équilibre d’une société. Les sciences humaines et sociales sont délaissées, on ne forme pas à l’esprit critique, on ne forme pas de bons citoyens. »
La crise sanitaire balaye une jeunesse précarisée
Aude-Annabelle Canesse évoque l’acronyme anglais « Neet » (Not in Education, Employment or Training) pour parler de ces jeunes : « Ni à l’école, ni en emploi, ni en formation ». La précarité de la jeunesse avait déjà été illustrée par le suicide, en décembre 2010, de Mohamed Bouazizi, jeune vendeur de fruits de 26 ans, point de départ de la révolution de Jasmin. Et au temps du coronavirus et des contraintes sanitaires, les petits boulots au jour le jour ne permettent plus de s’offrir que la plus maigre protection. « En tant qu’enseignante je suis au contact de jeunes qui ont à peine de quoi louer un appartement, pas de bourses. Pas d’aide pour les étudiants », décrit Kmar Bendana.
Il faut ajouter à cela le fait que, comme partout, les restrictions sanitaires ont réduit à la portion congrue la possibilité même de se changer les idées. « Le sentiment de frustration c’est ce qui revient le plus souvent dans mes entretiens, explique Aude-Annabelle Canesse. Il y a de la frustration sur tout. La Tunisie est un pays où le contrôle social, familial, est très fort. Alors si en plus vous ne pouvez plus sortir de chez vous… »
Si cette dernière ne veut pas accabler la révolution, force est de constater que le paysage politique qui en est issu n’a rien pu faire face à ces problèmes structurels. « La révolution a créé une sorte de petite bouffée d’espoir, se souvient Kmar Bendana. Mais la gestion politique et économique n’a pas été à la hauteur : entre l’instabilité et la bagarre pour les places, personne ne s’est occupé des réformes de fond. » Mais elle veut voir dans les manifestations de ces derniers jours un espoir : « Tant que la société bouge ça va, c’est quand ça ne bougera pas que ça sera vraiment inquiétant », juge l’universitaire. (20Minutes)