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Comment le reggae africain a réussi son émancipation…

(Source RFI) – Quarante ans après la disparition de Bob Marley, le reggae africain fait résonner sa voix à travers le continent où il occupe une position singulière, défendu par de nombreux artistes dont quelques-uns ont acquis une stature internationale. S’il s’est affranchi de la tutelle jamaïcaine sur le plan musical, il en a conservé l’essence revendicative, qui participe de sa popularité. Sixième volet de la série consacrée aux grands courants musicaux d’Afrique sur RFI Musique.

Dans sa loge emplie d’un épais nuage de fumée, la tête entre les bras posés sur la table qui lui fait face, le Jamaïcain Roy « Ashanti » Johnson semble assoupi. À moins qu’il ne se repose avant de monter sur scène. Soudain, il se redresse, traversé par un éclair remonté d’un lointain passé : « Il y avait un Sénégalais chez Lee Perry à la fin des années 1970. Il était grand. Il s’appelait Wasis ! » À la vue d’une photo de Wasis Diop, il confirme : cet homme-là est bien l’un des premiers artistes africains que l’on ait vu dans un studio à Kingston.

Premières collaborations

« Venu de Paris avec d’autres musiciens, dont des Congolais qui jouaient pour Rochereau, nous étions partis pour deux semaines. Nous avons tous prolongé notre séjour. Nous étions témoins d’un background musical permanent, extraordinaire […] Quand j’avais la malchance de dire que j’étais Africain, j’étais poursuivi, comme si les gens voyaient en moi un original. Un type me suivait, me chantait et me regardait comme un messie », raconte Wasis Diop, qui a récemment eu la bonne idée de coucher sur papier les souvenirs de ce périple rocambolesque effectué en 1978.

Bien que l’album rock qu’ils devaient enregistrer en Jamaïque avec Lucien Zabuski, premier chanteur du groupe français Magma, tombe rapidement à l’eau, les deux musiciens congolais trouvent d’autres opportunités sur place. Le batteur Seskain Molanga, qui a tapé dans l’oreille du génial producteur Lee Perry alors au centre de la planète reggae, signe même un contrat de trois ans en tant que musicien avec Island Records, la maison de disques qui génère énormément d’argent grâce au succès de Bob Marley. De ce séjour, il subsiste l’album intitulé à l’origine From the Heart of the Congo… dont le mixage reggae psychédélico-expérimental aujourd’hui salué était en réalité un acte de vengeance de Lee Perry, peu de temps avant que celui-ci ne mette le feu à son studio pour le débarrasser des mauvais esprits !

Les premières collaborations entre Africains et Jamaïcains ont tendance à mal se terminer. La Sud-Africaine Aura, arrivée sur l’île en 1976 et enrôlée comme choriste dans le groupe de Jimmy Cliff l’année suivante, le constate amèrement avec son album dont elle ne récupère que quelques chansons, finalement commercialisées à la fin des années 1980 en France – où elle se fait entendre en zoulou avec Maxime Le Forestier sur Né quelque part.

Une Afrique fantasmée

Entre le continent africain et le reggae, pourtant, le lien est aussi naturel qu’évident. La pensée que véhicule cette musique née dans les Caraïbes est imprégnée par le panafricanisme, qui s’est développé depuis le début du XXe siècle, et le retour à la terre-mère pour ses enfants déportés de l’autre côté de l’Atlantique par 400 ans d’esclavage. Dans les studios de Kingston, dès le début des années 1970, on l’évoque souvent : Back to Africa d’Alton Ellis, African Roots de Johnny Clarke, Beautiful Africa de Gregory Isaacs…

Idéalisée, fantasmée, l’Afrique qui n’est pas encore complètement libérée de la colonisation est pour la première fois valorisée par une musique à la popularité internationale, portée en outre par la première star issue d’un pays du tiers monde. Sa dimension revendicative, qui pointe le rapport entre dominants et dominés ainsi que les inégalités qui en découlent, rejoint aussi les préoccupations des populations.

Quand le reggae fait son apparition en Afrique

L’ancrage du reggae en terre africaine se fait d’abord par la diffusion des chansons des artistes jamaïcains. Celles de Jimmy Cliff y reçoivent un écho particulier. Il est d’ailleurs la première star du reggae à venir jouer sur le continent en 1977 : Sénégal, Mali, Gambie, Sierra-Leone. Sa venue en Afrique du Sud en plein apartheid suscite la polémique en 1980 mais son concert dans le stade de Soweto devant un public multiracial de 20 000 personnes ressemble plutôt à un pied-de-nez au régime. Cette année-là, Bob Marley se produit au Gabon, à l’invitation de la famille du président Omar Bongo, et au Zimbabwe, où il vient célébrer l’indépendance à ses frais.

Le mot « reggae » commence à cette époque à faire son apparition dans les productions locales, au Nigeria, au Kenya, en Afrique du Sud, au Bénin… Au-delà de l’intention, le résultat est souvent très éloigné des canons jamaïcains.

Dans son album Home Made conçu au Nigeria en 1979, le Camerounais Manu Dibango s’y essaie aussi avec Tropical Garden, avant de s’envoler dans la foulée vers Kingston pour travailler avec les maitres du genre qui viennent de s’illustrer aux côtés de Serge Gainsbourg. À la clé, le contenu de deux albums : Gone Clear et Ambassador.

Les pionniers du reggae africain

Tout change dans le courant de la décennie suivante. Deux artistes posent les bases d’un reggae africain avec sa propre identité, ses codes, qui ne cherche pas à reproduire une formule. En 1982, l’Ivoirien Alpha Blondy fait irruption dans le paysage musical avec Brigadier Sabari, un tube fondateur. Son reggae made in Abidjan et chanté en dioula crée une forme de proximité avec ses compatriotes, qui se reconnaissent davantage dans ce registre. Le phénomène devient rapidement continental, car le chanteur cultive sa spécificité – et ne la perd pas lorsqu’il travaille avec les Wailers à Kingston.

En Afrique du Sud, où la ségrégation raciale est totale, Lucky Dube réussit sa conversion au reggae en 1985. Après avoir débuté par le mbaqanga avec lequel il est devenu populaire, il embrasse la musique jamaïcaine et sa philosophie, dont il redessine les contours à l’aune de sa culture. Ses albums Slave et Prisonner deviennent des classiques du reggae africain, de ceux qu’on entend jusqu’au fin fond de la brousse, là où seule une paire de piles suffit pour que le silence d’une vaste plaine soit soudain troublé par un radiocassette qui crache l’un de ses tubes. La popularité du reggaeman sud-africain (assassiné en 2007) qui a défié l’apartheid ne se mesure pas à l’échelle de son pays mais à celle de son continent et des îles qui l’entourent.

Un genre musical en constante évolution

L’influence respective d’Alpha Blondy et de Lucky Dube se ressent chez nombre d’artistes africains qui leur ont emboité le pas, tant sur le plan musical que celui du positionnement sociétal – sinon de la posture – et de l’écriture : Ismaël Isaac, Serge Kassy et Tiken Jah Fakoly en Côte d’Ivoire, Benja Rutabana au Rwanda, Alpha Wess en Guinée, Oyaba en Afrique du Sud, Zedess au Burkina, Shasha Marley au Ghana, Koko Dembele au Mali…

L’histoire du reggae africain est aussi faite de projets singuliers, ambitieux, qui ont chacun apporté leur pierre à l’édifice : c’est le cas du Sénégalais Adioa et du Nigérian Majek Fashek (décédé en 2020), tous deux poussés par Chris Blackwell qui fut le producteur de Bob Marley.

Basés hors de leur continent natal, un certain nombre d’artistes jouent ou ont joué depuis plusieurs décennies un rôle considérable, à la fois dans l’évolution musicale mais également dans l’image du reggae africain devenu un sous-genre à part entière, quelle que soit la diversité de ses composantes : les Sénégalais Niominka Bi, Natty Jean et Meta and The Cornerstones, le Ghanéen Rocky Dawuni, les Congolais Nzela et Afro Fiesta, le Malien Ousco, le Sud-Africain Ras Dumisani, le Malgache Abdou Day…

Un combat contre l’oppression

La principale différence avec les Jamaïcains se situe dans le poids et le rôle donnés à Hailé Sélassié, l’empereur d’Éthiopie renversé et tué en 1975. Les rastas le considèrent comme leur rédempteur tandis que son nom tient plus du cri de ralliement en Afrique. Et si le reggae ne s’y est pas pour autant vidé de son sentiment religieux, celui-ci est moins directif et plus personnel, rattaché soit à la chrétienté soit à l’islam.

Tous ces ambassadeurs du reggae ont opté pour cette musique parce qu’elle incarne un combat contre une forme de domination structurelle et la violence des rapports qui en découle. Sa politisation est fréquente. Le Sénégalais Awadi, rappeur historique, utilise de plus en plus le reggae pour exprimer ses critiques.

La ligne tracée par Alpha Blondy et son dauphin Tiken Jah Fakoly a fait école. Parmi ceux qui la suivent, figurent le Burkinabè Jah Verity ou le Guinéen Takana Zion, dont la chanson Dirigeants aveugles sur son nouvel album Human Supremacy dénonce les récentes réformes constitutionnelles au bénéfice du président en exercice à Conakry.

Identité africaine

Des événements dédiés au reggae ont vu le jour, avec à l’affiche des groupes locaux et de plus en plus souvent des pointures jamaïcaines : le Kamer Reggae Festival à Douala, le Fianar Reggae Festival à Madagascar, le Mukongomani Reggae Festival en RDC, le Mali Reggae Festi à Bamako ou encore l’incontournable Abi Reggae Festival en Côte d’Ivoire, rendez-vous majeur.

Au fil des années, des rencontres et grâce au développement d’Internet qui a rompu l’isolement dans lequel pouvaient se trouver les artistes du continent, le reggae africain est parvenu à dépasser ses modèles pionniers qui avaient eu tendance à le formater.

Depuis quinze ans, il s’est enrichi. Les instruments et les éléments traditionnels ont trouvé leur place, notamment par l’intermédiaire de Tiken Jah Fakoly, inséparable de son joueur de ngoni, et du Français Manjul qui a conçu un triptyque d’albums Dub To Mali dans son studio à Bamako. Le réservoir de musiciens s’est élargi. « Ils ont leur son, leurs arrangements spécifiques », note le guitariste français Kubix qui a fréquenté les scènes ivoiriennes et sénégalaises à de multiples reprises. Aujourd’hui, le style est plus académique. Baignant dans un environnement musical essentiellement ternaire en Afrique, les batteurs ont fini par apprivoiser le rythme binaire du reggae.

Chanteur résident du Parker Place à Abidjan, considéré comme le temple du reggae en Côte d’Ivoire, Jah Light a su tirer le bénéfice de toutes ces évolutions. À travers son premier album Almighty Zion Keepers, il réalise une synthèse des différentes influences qui ont nourri le reggae en Afrique, qu’elles viennent de Jamaïque ou du continent. Quand il rêvait au futur de la musique qu’il incarnait sur la terre de ses ancêtres tant chérie, Bob Marley imaginait-il qu’elle s’y enracinerait à ce stade ?

La playlist « Reggae africain » sur YouTube

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