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BURKINA FASO. Les juges «débordés » par les violences djihadistes

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Les dossiers s’accumulent sur le bureau des magistrats du pôle antiterroriste du Burkina Faso. Du cas de ce « combattant de 14 ans » à celui d’un « maître coranique de 50 ans » radicalisé, en passant par ces « femmes utilisées pour le ravitaillement en nourriture », les enquêtes se multiplient à l’infini.

Chaque nouvelle attaque sur le territoire burkinabé est censée entraîner l’ouverture d’une information judiciaire. Mais face à l’expansion des violences, la tâche est « impossible » et il faut « trier en fonction de la gravité des faits », regrette le procureur Emile Zerbo. Ici, dans les locaux du pôle judiciaire spécialisé créé en 2017, ils ne sont que quatre juges d’instruction pour 459 dossiers. « C’est trop peu, on est débordés », souffle l’un d’entre eux. « Il aurait fallu qu’ils soient au moins une cinquantaine, mais le manque de magistrats formés a été un grand obstacle », reconnaît la ministre de la justice, Victoria Ouédraogo Kibora.

Pendant près d’un an, Le Monde Afrique a enquêté sur les lenteurs et les difficultés de la justice antiterroriste au Burkina Faso. Six ans après le début des violences djihadistes qui ont fait plus de 1 500 morts parmi les civils dans ce pays du Sahel selon l’ONG Acled, un cap a été franchi en août avec l’ouverture des premiers procès de terroristes présumés.

« Nous avons clôturé les premiers dossiers en 2018 et nous étions prêts à juger les autres dès 2019  », insiste le procureur du pôle. Mais face à la menace terroriste qui plane aussi sur les acteurs judiciaires, les autorités ont préféré attendre la construction d’un nouveau palais de justice, plus sécurisé et adapté à la tenue de ces procès très sensibles. Le 18 mai, sept ans après son décret de création, le tribunal de grande instance (TGI) Ouaga II a ouvert ses portes à Karpala, en périphérie de Ouagadougou.

Des peines allant jusqu’à vingt-et-un ans de prison

Du 9 au 13 août, un « dispositif exceptionnel » composé d’éléments de la garde de sécurité pénitentiaire, de patrouilles et d’escortes de la police et de la gendarmerie, de fouilles et de portiques à l’entrée, a dû être déployé autour du TGI, selon la ministre de la justice. Le tout pour un coût de « plusieurs dizaines » de millions de francs CFA (plusieurs dizaines de milliers d’euros).

Une dizaine d’accusés étaient appelés à la barre pour cette première session de jugement du pôle antiterroriste. Pour la première fois depuis 2015, cinq prévenus ont été condamnés à des peines allant jusqu’à vingt-et-un ans de prison. Mais cinq dossiers ont dû être renvoyés, certains prévenus sollicitant un avocat. Et à peine commencée, la session a été suspendue le quatrième jour à cause d’une grève des gardes de sécurité pénitentiaire, sans qu’aucune date de reprise ne soit annoncée.

Dans la salle exhalant une odeur de peinture fraîche, l’exaspération s’est fait sentir. Une impatience à laquelle tente de répondre le procureur du pôle : « Il faut aller à notre rythme et éviter le procès spectacle. Le temps de la justice ne doit pas être celui de l’émotion », souligne Emile Zerbo.

Il faut dire qu’au Burkina, la menace terroriste est un phénomène encore récent. Les groupes djihadistes revendiquent rarement leurs attaques et les combattants portent des surnoms pour brouiller les pistes. Le travail d’investigation est fastidieux et tentaculaire. « Il faut beaucoup de dossiers pour remonter jusqu’à la tête d’un réseau », explique le procureur.

Les interrogatoires peuvent durer plusieurs mois, ralentis par le « manque de coopération », les « démentis » des suspects et la barrière de la langue. Avec un seul interprète, en fufuldé (le dialecte peul) et en arabe, pour l’ensemble du pôle, les magistrats sont obligés de se coordonner pour ne pas mener leurs entretiens en même temps.

Les preuves sont également difficiles à trouver. Parfois les auteurs sont tués dans l’assaut, les complices se sont enfuis, les armes ont disparu… « On peut avoir des indices, une dénonciation ou des contacts téléphoniques suspects, mais un élément matériel prouvant l’appartenance à un groupe, c’est complexe », indique un juge d’instruction qui souhaite s’exprimer sous le couvert de l’anonymat pour des raisons de sécurité (comme d’autres témoins interrogés par Le Monde Afrique pour cette enquête).

La donne se complique encore lorsque les assaillants passent la frontière pour se réfugier au Mali ou au Niger. Le protocole d’entraide judiciaire entre pays voisins est lourd et peut traîner « jusqu’à deux ans », indique Emile Zerbo.

Une prison de haute sécurité en un lieu tenu secret

Opérationnelle depuis 2019, une Brigade spéciale des investigations antiterroristes (BSIAT), rattachée au ministère de la sécurité, est chargée d’analyser les scènes de crime, de collecter les preuves et de rechercher les auteurs.

Mais sur le terrain, cette escouade de l’ombre manque de moyens, notamment de système d’écoute et de surveillance, de drones ou de véhicules blindés. Ses effectifs (48 officiers de police judiciaire) sont contraints. Et les deux seuls médecins légistes sont vite débordés face à l’ampleur des massacres, qui peuvent dépasser la centaine de victimes par village.

Ces difficultés sont renforcées par l’inaccessibilité de pans entiers du territoire burkinabé à cause de la présence des groupes armés ou d’engins explosifs sur les pistes. Selon nos informations, le lendemain du massacre de Solhan, dans le nord du pays (au moins 160 morts le 5 juin, selon le bilan officiel), les officiers de la brigade ont dû être héliportés pour mener l’enquête sur place. Quelques heures plus tard, les assaillants revenaient sur les lieux.

Dans ces zones, les rares témoins craignent les représailles des djihadistes s’ils parlent, tandis que les suspects se dissimulent parmi la population. « Il a fallu expliquer aux officiers la différence entre un radical et un terroriste, explique une source du pôle. Au début, certains d’entre eux arrêtaient les habitants en fonction de leurs habits ou de la façon dont ils priaient. »

Au Burkina, les personnes suspectées d’acte ou de financement du terrorisme peuvent être interpellées puis maintenues en détention provisoire pendant toute la durée de l’instruction, jusqu’à l’audience du jugement. Résultat : environ 900 terroristes présumés s’entassent actuellement dans les cellules trop étroites de la prison de haute sécurité où sont gardés les détenus les plus dangereux du pays et dont le lieu est tenu secret, près de la capitale.

L’engorgement de cet établissement, qui enregistre un taux d’occupation de 200 %, attise les critiques. « Beaucoup de dossiers sont vides, des personnes sont gardées sur la base de suspicions ou de dénonciations anonymes et n’ont parfois jamais été auditionnées », dénonce l’avocat Ambroise Farama. Certains détenus y sont enfermés depuis plus de quatre ans.

Les avocats s’inquiètent de devenir des cibles

Pour tenter d’accélérer et d’alléger l’instruction, les autorités ont décidé de correctionnaliser les procédures en matière criminelle. Depuis l’adoption du nouveau Code de procédure pénale en 2019, l’assistance d’un avocat est facultative pour les terroristes présumés et revient à leur charge. « Dans un contexte où la préoccupation majeure est de sécuriser nos populations, l’Etat n’a pas les moyens de commettre un avocat pour tout le monde », justifie la ministre Victoria Ouédraogo Kibora.

D’autant que les avocats s’inquiètent aussi d’être des cibles. L’Etat peut fournir une sécurité rapprochée à certains magistrats, mais eux doivent se débrouiller. Lors des premiers procès du mois d’août, les bancs de la défense sont restés vides. « Ils ont peur de s’exposer », tente d’expliquer un avocat. En plus de la crainte de représailles des groupes armés, celle de l’opinion publique pèse aussi. Au Burkina, défendre un djihadiste présumé reste mal compris par une partie de la population.

« On nous confond avec nos clients, qui sont vus comme des monstres », poursuit cet avocat, rapportant avoir reçu des « menaces de mort » sur les réseaux sociaux à cause de la quarantaine de dossiers qu’il a défendus. (Lemonde.fr)

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