Accueil FAITS DIVERS Guantanamo 20 ans après : la torture empêche tout procès

Guantanamo 20 ans après : la torture empêche tout procès

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C’était il y a tout juste vingt ans. Après les attentats du 11 septembre qui ont fait 2 977 morts, le président américain Georges W. Bush lance la guerre contre al-Qaïda et son chef Ben Laden. Le 11 janvier 2002, les 20 premiers prisonniers arrivent au camp de détention américain sur la base américaine de Guantanamo : les images ont marqué le monde entier. Les détenus, affublés de combinaisons orange, enchaînés, étaient photographiés dans des cages grillagées : c’était le camp X-Ray. Des images qui ont symbolisé les détentions arbitraires, la torture et autres violations de droits de l’homme commises par les États-Unis au nom ce qu’ils ont appelé « la guerre contre le terrorisme ».

Depuis 2002, près de 780 hommes, musulmans, soupçonnés de liens avec al-Qaïda, capturés en Afghanistan, au Pakistan, en Irak, au Yémen… sont passés par ce camp situé sur une concession américaine sur l’île de Cuba. Avec leur lot d’exactions : beaucoup ont transité par les centres secrets dans des pays tiers, qu’on a appelés les « trous noirs » de la CIA, avec des tortures infligées aux détenus comme le supplice de la baignoire ou la suspension. Mais aussi des tortures à Guantanamo même.

Dans le centre de détention sur la base navale américaine, les prisonniers étaient désignés comme des « ennemis combattants », sans date de jugement ou de libération et pour lesquels ni le droit américain, ni le droit international ne devaient s’exercer selon l’administration Bush. Les présidents Barack Obama et l’actuel Joe Biden ont promis de le fermer, mais il est toujours ouvert et aucun des 5 accusés des attentats du 11 septembre n’a encore été jugé, à cause justement de l’utilisation de la torture, car les aveux soutirés sous la torture ne sont pas recevables.

La grande majorité de ces 780 hommes de toutes nationalités, dont des Français, ont été libérés. Ils ont passé des années dans les limbes de Guantanamo, sans inculpation ni procès et n’ont bénéficié ni de réparations, ni d’excuses. C’est ce qu’attend pourtant Lakhdar Boumediene, qui a passé sept ans à Guantanamo sans raison.  « Je me fiche des indemnités. Mais j’espère qu’un jour j’entendrai enfin le mot « excuses ». C’est une partie de ma vie que j’ai perdue, à cause d’eux. »

20 ans après, combien reste-t-il encore de prisonniers?

Il reste encore 39 détenus à Guantanamo. « 27 d’entre eux ont été ou doivent être déclarés libérables », explique Alka Pradhan, avocate et conseillère droits de l’homme auprès des commissions militaires – mises en place en 2006 pour juger les détenus. Mais l’administration américaine bloque pour l’instant tout transfert vers des États qu’elle juge à haut risque, comme le Yémen, la Somalie, la Syrie ou la Libye.

Les autres détenus sont considérés comme très dangereux par l’administration américaine. « Dix détenus font l’objet de poursuites auprès des commissions militaires, dans 4 procédures différentes » précise Alka Pradhan. « Cinq détenus sont en cours de procès dans ce qu’on appelle la procédure du 11 septembre. Et puis il y a quelques détenus pour lesquels le gouvernement a dit qu’il n’entamerait pas de poursuites, mais en même temps qu’il n’entamerait pas de processus de libération non plus ! »

La torture empêche tout procès : c’est une « parodie de justice »

Dès son élection en 2008, le président Barack Obama avait promis de fermer Guantanamo en un an. L’actuel président Joe Biden, plus prudent, a indiqué que c’était son objectif, mais le centre est toujours ouvert et aucun des cinq accusés des attentats du 11 septembre n’a encore été jugé dans ces procès où ils encourent la peine de mort. Et cela, à cause des aveux extorqués par la torture et du refus des administrations successives de juger les détenus sur le sol américain.

Le brigadier général John Baker était depuis 2015 et jusqu’en décembre dernier l’avocat en chef de la défense auprès des commissions militaires à Guantanamo. Il dénonce un système biaisé depuis le début. « Quelles qu’aient été les intentions au départ, personne aujourd’hui ne peut sérieusement dire que Guantanamo a été autre chose qu’une expérimentation ratée », assène-t-il. « Les États-Unis ont choisi de torturer ceux qu’ils avaient sous leur garde. C’est ce qui rend toute justice impossible. Cela fait vingt ans que le camp de Guantanamo est ouvert, un seul cas a été jugé en vingt ans, et la torture a rendu toute action associée à Guantanamo impossible. Et cela a fait perdre aux États-Unis l’exemple qu’ils étaient pour le monde. C’est une parodie de justice. »

C’est aussi ce que dénonce l’avocate de la défense Alka Pradhan. Son client Ammar al-Baluchi, soupçonné d’avoir financé les opérations des attentats du 11 septembre, a été brutalement torturé dans les centres secrets de la CIA pendant plusieurs années avant d’être transféré à Guantanamo. Les autorités ont tenté de refaire des interrogatoires « propres » avec des agents du FBI après 2006. Mais il est apparu en 2018 que les enquêteurs du FBI avaient été connectés avec ceux de la CIA lors des interrogatoires sur les sites de détention secrets.

« Cela fait six ans et demi que je travaille sur ces cas liés au 11 septembre auprès des commissions militaires, et je peux vous dire que je n’ai vu aucune preuve qui ne soit pas entachée de torture d’une manière ou d’une autre » fait remarquer Alka Pradhan. « Maintenant cela fait près de vingt ans que certains de ces hommes ont été arrêtés, ils ont été torturés, ils n’ont pas reçu de soins médicaux, leur santé se détériore et on n’a aucune preuve qui ne soit pas liée à des tortures qu’ils ont subies. Donc je ne crois pas qu’on puisse avoir un procès équitable. »

Désormais, tout procès est bloqué. Pour le brigadier général John Baker, qui s’est battu depuis 2015 pour que la défense soit irréprochable au sein des commissions militaires, « ce qui a évolué en vingt ans, ce sont les efforts répétés du gouvernement américain de cacher ce qu’il a fait. La première raison des multiples reports des cas qui doivent être jugés dans les commissions militaires, c’est le refus de l’accusation de présenter des preuves importantes qu’on réclame » insiste-t-il. Et son constat est sévère. « Et la raison pour laquelle elle refuse de les présenter, c’est que quelqu’un leur demande de cacher la torture. La situation est aussi mauvaise que lors des administrations précédentes pour ce qui est de ne pas présenter les preuves. »

Les dernières audiences préliminaires à Guantanamo sur les cas du 11 septembre ne portent que sur le refus du gouvernement de fournir les informations, les fameux éléments de preuve, rappelle John Baker. « Et la première audience de 2022 qui devait se tenir cette semaine (reportée à cause du Covid) ne sera que la poursuite de cette bataille pour obtenir du gouvernement les informations auxquelles on a normalement accès dans tout procès américain où la peine capitale est engagée. Sauf celui-ci. »

Les familles des victimes des attentats du 11 septembre frustrées par l’absence de justice

L’absence de justice, c’est aussi ce que regrettent amèrement les familles de victimes comme Elizabeth Miller dont le père, pompier à New York, est mort le 11 septembre 2001 lors des opérations de secours à la tour sud du World Trade Center. Elle avait 6 ans, elle en a 27 aujourd’hui. « Pour moi c’est un cercle sans fin. On n’arrivera jamais au bout pour les attentats du 11 septembre. Je suis extrêmement frustrée du fait qu’on ne soit même pas au début d’un procès, ce sont encore les audiences préliminaires où il est décidé ce qui est admissible ou pas, de quelle torture on peut parler ou pas, ou de quels secrets d’État on peut parler ou pas. Donc on sent que la partie de l’accusation ne fonctionne pas pour les familles de victimes des attentats. On dirait que le gouvernement veut protéger ses secrets d’État, qu’il veut détourner le regard des tortures qui ont eu lieu, et à cause de tout cela, les familles souffrent. »

C’est très douloureux pour toutes les familles, dont certaines se rendent sur place à Guantanamo dès qu’une audience se tient auprès des commissions militaires. Elizabeth Miller, qui fait partie de l’association des « familles du 11 septembre pour des lendemains en paix », a toujours refusé la vengeance et la haine. Elle s’est plongée dans des études sur le Moyen-Orient, est partie vivre au Maroc et a noué une relation d’amitié avec un ex-prisonnier de Guantanamo. « Je suis entrée en contact avec (le Mauritanien) Mohamedou Ould Slahi, qui a été détenu à Guantanamo, injustement emprisonné pendant près de quatorze ans. Et je me suis sentie coupable. Comme si c’était de ma faute », raconte Elizabeth Miller. « Car après le 11 septembre, les États-Unis ont déclaré qu’ils allaient arrêter tous les terroristes, mais la réalité, c’est que tous n’étaient pas des terroristes. Cette prison représente des violations immenses des droits de l’homme. J’ai senti que c’était fait en notre nom, pour nous les familles de victimes, mais sans nous avoir demandé notre avis, ce qui n’était vraiment pas ce qu’il fallait faire. »

Cette semaine, une nouvelle audience préliminaire aurait dû se tenir à Guantanamo, reportée à cause du Covid. Elizabeth Miller devait s’y rendre. Elle se souvient très bien de l’audience en septembre dernier, au moment du 20e anniversaire des attentats du 11 septembre 2001, où elle a pu se rendre compte de l’état des cinq prisonniers les plus dangereux pour l’administration américaine dont celui qui est considéré comme le cerveau des attentats. « C’était assez spectaculaire en fait d’être assise dans cet endroit et de voir Khaled Sheikh Mohamed pas très loin de moi. On pense à cet homme terrible qui a fait des choses terribles, et c’est ce qu’il a fait, mais quand on le voit, c’est un homme petit, frêle, et vieux », décrit Elizabeth Miller. « Même s’il n’est pas si vieux que ça, il doit être dans la cinquantaine. Mais il fait plus âgé, notamment à cause de toute la torture qu’il a endurée. Et je me suis dit : Elizabeth, tu es folle, tu te sens mal pour lui, alors que tu es venue voir l’homme qui planifié l’attaque où ton père est mort ! Mais c’est comme ça que je suis, j’ai mal pour toutes les personnes dans ce procès, parce que ça dure depuis tellement longtemps, et il y a eu tellement de torts qui ont été commis. Ce que ces hommes ont commis était terrible, mais ce qu’on a fait en représailles avec la torture et l’absence de l’État de droit, avec ces commissions militaires à Guantanamo, c’était une autre faute, et cela rend l’issue très difficile » regrette-t-elle.

Guantanamo, oublié des Américains

Les procès piétinent depuis vingt ans à Guantanamo, contrairement à ceux qui se sont ouverts dans d’autres pays comme la France après les attentats de 2015, comme le fait remarquer la juriste Jeanne Sulzer, responsable de la commission Justice internationale auprès d’Amnesty International France. « Ce qu’on peut constater, c’est la réponse gouvernementale à des attentats terroristes : ce sont des approches fondamentalement différentes entre la France et les États-Unis, mais aussi aux Pays-Bas, ou en Nouvelle-Zélande face à la recherche de responsabilités des auteurs des attentats. En France, concernant les attentats du 7 janvier et du 13 novembre 2015, entre 5 et 6 ans plus tard, c’est un procès hors norme qui s’est ouvert et qui, pour les victimes, représente incontestablement un élément essentiel de reconstruction, ce qui fait défaut pour les victimes du 11 septembre, qui aujourd’hui n’ont aucun espace pour faire entendre leur voix ». 

Et ce silence est d’autant plus lourd que les administrations américaines successives ont tout fait pour faire oublier Guantanamo aux Américains. De fait, les citoyens sont très mal informés de ce qui se passe à Guantanamo, malgré de nombreux articles notamment nourris par la journaliste Carol Rosenberg du New York Times qui documente depuis 2002 dans le détail ce qui se passe dans ce centre de détention hors du sol américain. « Quand je dis que je pars à Guantanamo, beaucoup de gens autour de moi pensent que c’est pour un procès », fait remarquer Elizabeth Miller. « Ils ne pensent pas que ce ne sont que des audiences préliminaires. Ils ne savent pas qu’il y a encore 39 personnes détenues à Guantanamo, que certaines n’ont même pas encore été accusées de quoi que ce soit, que certaines sont dans un flou total, donc c’est très frustrant. Guantanamo, c’est un vrai problème et une terrible répercussion du 11 septembre que les gens ne veulent pas regarder en face ».

« Un arrangement pour une impression de justice rendue »

Beaucoup de familles de victimes des attentats du 11 septembre veulent donc clore ce chapitre douloureux et parvenir à un accord à l’amiable avec l’accusation, à condition de supprimer la peine capitale, c’est ce que souhaite Elizabeth Miller. « Une des organisations avec lesquelles je travaille« les familles du 11 septembre pour des lendemains en paix »demande qu’il y ait des arrangements : on demande que la peine de mort soit totalement retirée, pour que les accusés plaident coupable, et qu’il y ait une stipulation des faits établis, pour savoir ce qu’il s’est passé le 11 septembre, avec une analyse plus approfondie. Il faut qu’on avance, pour qu’on ait au moins le sentiment que la justice est rendue. »

Pour l’avocate Alka Pradhan, ces « plea deals » (accords à l’amiable) seraient en effet la meilleure façon de faire bouger le système bloqué des commissions militaires sur le dossier des accusés du 11 septembre. « C’est à mon sens la seule façon d’avancer. Et ce n’est pas de l’injustice ! C’est une mesure de justice. La justice peut être rendue de manières bien différentes. Mais nous les Américains, nous devons subir les conséquences d’avoir violé nos propres lois. Malheureusement cela signifie qu’on ne pourra pas avoir de procès, mais cela ne signifie pas qu’il y aura pas de justice ! » explique-t-elle. « On peut trouver des arrangements, on peut arriver à obtenir davantage d’information sur ce qui s’est passé lors des attentats du 11 septembre, et on peut trouver un moyen de refermer ce dossier pour les familles de victimes, pour lesquelles c’est tellement important. »

Les États-Unis dépensent encore 540 millions de dollars par an pour détenir ces 39 prisonniers en dehors du territoire américain, soit plus de 13 millions de dollars par prisonnier et par an. « Même avec le président Biden qui s’était pourtant engagé à fermer Guantanamo, on a vu la semaine dernière qu’une nouvelle salle d’audience était en construction à Guantanamo pour ce même processus biaisé », s’insurge Alka Pradhan. « Donc en dehors de raisons politiques, il n’y a rien qui justifie de poursuivre ces procès à Guantanamo. » (rfi.fr)

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