Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter des sujets d’actualité. Guerre en Ukraine, coups d’État en Afrique de l’Ouest, réconciliation dans son pays… L’icône ivoirienne du reggae livre son analyse des problématiques qui lui tiennent à cœur.
La star ivoirienne du reggae revient avec Eternity, un album de 18 titres disponible en précommande sur les plateformes de streaming. Dieu, la paix, ou encore l’amour sont au cœur de l’œuvre de l’artiste, qui se pose désormais en réconciliateur. Jeune Afrique l’a rencontré dans sa résidence d’Abidjan, pour une heure d’un entretien intense durant lequel le chanteur a livré sa vision des grands sujets qui font l’actualité du moment dans son pays et dans toute l’Afrique de l’Ouest.
Alpha Blondy : Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU – à savoir les États-Unis, la Russie, la Chine, la France et le Royaume-Uni – sont aussi les plus grands marchands d’armes du globe, et je trouve cette situation inacceptable. Il y a clairement là conflit d’intérêt.
Les Nations unies ne sont plus crédibles
L’ONU a été créée après la 2e guerre mondiale pour éviter que les humains ne se maltraitent comme cela a été le cas pendant ce conflit. Mais les Nations unies ne sont plus crédibles. Comment expliquez-vous que, malgré l’opposition de Kofi Annan à l’époque, les membres de l’organisation ont quand même bombardé et détruit l’Irak ? Pour qui se prennent-ils ? J’ai écrit le titre « Pompier pyromane » il y a 4 ans, mais les coupables sont toujours les mêmes. Ces derniers ont failli à leur mission, qui est de préserver la paix.
Au sein de l’opinion publique africaine, nombreux sont ceux à faire un parallèle entre la guerre d’aujourd’hui en Ukraine et l’intervention occidentale en Libye. Ils soulignent notamment que l’implication de l’Otan dans la chute de Mouammar Kadhafi a provoqué la déstabilisation du pays et, au-delà, de tout le Sahel. Partagez-vous ce sentiment ?
Dans ce film macabre, on retrouve toujours les mêmes acteurs… C’est à se demander si les États-Unis n’ont pas besoin de guerre pour exister. Qu’est-ce que les Américains sont allés chercher au Vietnam, en Irak, en Afghanistan ou encore en Syrie ?
Tout ce qui se passe actuellement au Burkina, au Mali, au Niger, au Nigeria et au Tchad est la conséquence directe de ce qui s’est produit en Irak et en Afghanistan. Lorsque vous détruisez un pays sous prétexte de « démocratie », ce mot devient un épouvantail qui fait peur. Cela ne devrait pas être le cas.
En tant qu’amoureux des États-Unis, je me sens blessé, voire trahi, quand je les vois se comporter de la manière dont ils agissent. Il faut que la France et les autres pays européens arrêtent de les suivre dans leurs aventures guerrières. Et si je parle avec autant de franchise, c’est qu’ils ont franchi la ligne rouge.
Quel rôle les pays africains peuvent-ils jouer dans la crise en Europe ?
Il nous faut déjà apprendre à nous taire et à ne pas prendre parti. Nous devons soutenir la paix. Quand les marchands de couteaux se battent, les poulets se taisent ou vont se cacher. L’Union africaine doit se réveiller. Nos divisions sont la cause de nos malheurs. Il est grand temps que les pays membres de l’UA s’unissent réellement. Qu’attendons-nous, par exemple, pour mettre en place une armée de l’Union africaine ? Une telle initiative permettrait de lutter efficacement contre les groupes jihadistes.
Des initiatives similaires existent déjà au niveau sous-régional, à l’instar du G5 Sahel…
Mais qui finance le G5 Sahel ? C’est la France, qui fait partie de ce que j’appelle le « gang des cinq pays marchands d’armes ». Ce n’est pas à la France d’assurer la sécurité des Africains. Si nos dirigeants veulent mériter l’amour des peuples qui les ont élu et le respect de ceux avec lesquels ils discutent du destin de nos pays, ils doivent être en capacité d’assurer leur défense. Pas pour aller faire la guerre contre la Russie, les États-Unis ou la France, mais pour nous défendre et défendre notre souveraineté.
Le retour des militaires au pouvoir au Mali, au Burkina Faso et en Guinée ne prouve-t-il pas l’échec de la démocratie ?
Oui, sans aucun doute. Mais l’échec d’une démocratie que nous avons importée et qui ne correspond pas à notre culture. Pourquoi voulez-vous me faire porter une chaussure qui ne me convient pas pour, après, critiquer ma démarche ? Nous, Africains, devons relever ce défi en créant une démocratie continentale qui corresponde à nos racines.
Les valeurs démocratiques ne sont-elles pas les mêmes partout ?
Avant l’esclavage et la colonisation préexistait un ordre dans lequel on peut puiser, tout en prenant ce qui est bon en Occident. En faisant un cocktail des deux, peut-être parviendrons-nous à une solution. Mais la démocratie telle nous la connaissons aujourd’hui ne fonctionne pas.
Je suis farouchement opposé aux coups d’État. Mais je vois aussi que la démocratie qu’on nous a promise n’est pas au rendez-vous
Vladimir Poutine a prononcé une phrase que j’aime beaucoup : « En démocratie ce ne sont pas ceux qui votent pour toi qui font que tu gagnes, mais ceux qui comptent les voix ». Les élections sont sujettes à tricherie. Combien d’Africains sont morts au nom de la démocratie ? Tellement que ce mot sonne désormais comme une menace.
Pendant les périodes électorales, il y a toujours du sang qui coule. C’est bien le signe d’un profond dysfonctionnement. Je suis farouchement opposé aux coups d’État. Mais je vois aussi que la démocratie telle qu’on nous l’a promise n’est pas au rendez-vous. Cet épouvantail démocratique a endeuillé beaucoup de familles et de peuples. Allons-nous continuer comme cela ou allons-nous enfin concevoir une démocratie qui nous correspond ?
Que pensez-vous de la réponse apportée par la Cedeao aux putschistes ?
Je trouve le traitement du Mali injuste. On a eu l’impression que, dans le bras de fer qui oppose ce pays à la France sur la question de Wagner, la Cedeo a pris le partie de Paris. L’institution s’est positionnée contre le Mali, qui est pourtant l’un de ses membres. Or pour moi, on ne tape pas un homme à terre : les Maliens se battent pour s’en sortir et on décide, en plus de cela, de fermer toutes les frontières.
En tant qu’ambassadeur de paix de la Cedeao en Côte d’Ivoire, je trouve que les sanctions ne sont pas justes. Nous aurions pu trouver d’autres manières de convaincre la junte au pouvoir, notamment en l’aidant à chasser les jihadistes plutôt que de la sanctionner. L’approche de la Cedeao a été très maladroite : elle donne l’impression qu’il y a eu une sorte de chantage, notamment de la part la France, derrière les décisions prises. En tant qu’Africain, je considère que les Maliens ne méritent pas ce traitement, et que la Cedeao n’a pas à se fourvoyer ni à se discréditer.
Comment percevez-vous l’arrivée des mercenaires russes de Wagner au Mali ?
Si j’ai un problème et que je demande à mes amis de m’aider, et qu’ils sont lents au démarrage, il est normal que je cherche d’autres solutions. On n’est jamais trop nombreux pour éteindre un feu. Le Mali est un État souverain qui a le droit de choisir ceux qui peuvent l’aider à régler ses problèmes. Comme le disait Nelson Mandela, il faut que les Occidentaux intègrent le fait que leurs ennemis ne sont pas forcément les nôtres. Le Mali, en tant que pays souverain, a le droit de choisir les partenaires dont il a besoin pour régler son problème.
En Côte d’Ivoire, le dialogue politique vient de s’achever. Le but était de favoriser la réconciliation, mais les conclusions montrent qu’il n’y a pas eu de grandes avancées sur les sujets majeurs. Selon vous, comment éviter de nouvelles crises dans le pays ?
Faut-il faire un dessin aux membres de la classe politique ivoirienne pour leur dire que leurs désaccords et leurs querelles mettent en péril la République ? Cette division est dangereuse. Pour moi, les politiciens ivoiriens constituent une tribu qui s’oppose à nous, le peuple. Ils se battent entre eux et manipulent les blessures, les colères et les frustrations de la population.
Les élections ne doivent pas être le prétexte à verser le sang du peuple que l’on veut gouverner
Je les invite à se ressaisir. Les élections ne doivent pas être le prétexte à verser le sang du peuple que l’on veut gouverner. Il faut au contraire renforcer la stabilité actuelle. Peut-être que si le climat est assaini, et que ceux qui détiennent présentement le pouvoir voient qu’ils peuvent faire confiance aux opposants, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, ils pourraient bâtir ensemble une Côte d’Ivoire dans laquelle on n’a pas peur à chaque élection.
L’instauration d’une limite d’âge pour être candidat à la présidentielle est-elle une bonne solution pour prévenir une future crise ?
Je ne veux pas entrer dans ce débat. Le destin de la Côte d’Ivoire a commencé à péricliter à la mort de Félix Houphouët-Boigny et, depuis, nous sommes toujours dans le processus de sa succession. Même s’il a créé le concept d’ »ivoirité », je n’ai pas aimé le coup d’État qui a renversé Henri Konan Bédié. Ce putsch a ouvert la boîte de pandore. Il faut soigner tous ces frustrés que la politique ivoirienne a engendrés, à commencer par Bédié, Gbagbo, Ouattara et leurs équipes.
Nous devons nous parler franchement. Il y a eu trop de blessures qui ne sont pas encore bien guéries, et, malgré leurs défaillances, je trouve à tous ces dirigeants des circonstances atténuantes. J’espère juste qu’ils auront la force de se réunir pour éviter que ce qui les a blessés ne se reproduise dans le futur. Pour que cela arrive, je ne peux que demander l’aide de Dieu afin qu’il soigne les cœurs, de sorte à ce que cette Côte d’ivoire que nous avons connue au temps de Félix Houphouët-Boigny puisse enfin renaître. (Jeune Afrique)