Le 20 avril 2021, les Tchadiens apprenaient à la radio-télévision nationale le décès du chef de l’État Idriss Déby, âgé de 68 ans, au pouvoir depuis trente ans. Un conseil militaire (CMT) dirigé par l’un de ses fils était chargé de conduire la transition. Pourquoi et comment Idriss Déby est-il mort ? Un an après la mort du maréchal du Tchad, RFI a reconstitué le fil des événements grâce aux confidences d’acteurs et de témoins de ce moment historique. Dans le premier volet de cette enquête, nous nous interrogeons sur les circonstances qui ont conduit Idriss Déby Itno à monter au front au risque de sa vie.
En ce mois d’avril 2021, Idriss Déby fait sentir sa présence écrasante sur Ndjamena. Le long des grandes avenues de la capitale, les affiches électorales du chef de l’État, au pouvoir depuis qu’il a chassé son ancien allié Hissène Habré en 1990, s’étalent sur les panneaux et les murs. La ville est comme toujours remplie de très nombreux hommes en uniforme, la chaleur y est écrasante, c’est le mois du ramadan. L’élection du dimanche 11 sera pour lui une formalité, face à des adversaires qui sont soit d’anciens collaborateurs soit des candidats ayant annoncé leur retrait de la course. L’opposition a largement décidé de boycotter le plébiscite pour un sixième mandat du chef de l’État.
Bien davantage que vers les urnes, c’est vers la frontière nord de son pays que se tourne le regard du « maréchal ». Symboliquement, c’est en effet le jour de ce scrutin que le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (Fact) annonce le lancement de son offensive. En réalité, nous confirme le chef du mouvement, Mahamat Mahdi Ali, le Fact est entré en territoire tchadien « depuis le 6 », et a pris le contrôle d’une zone située à l’ouest du massif du Tibesti, jusqu’à Zouarké.
L’objectif est alors de « perturber les élections » et de fixer la « soldatesque » de Déby « afin de permettre aux manifestants intérieurs (qui répondent alors à l’appel de l’opposition politique et de la société civile tchadiennes) de se soulever », précise aujourd’hui le leader du Fact. Pour cela, il dispose, dit-il, d’une force de 500 pickups et de 2 500 à 3 000 combattants, bien armés.
Issu d’une famille de riches commerçants de l’ethnie gorane, Mahamat Mahdi Ali est un intellectuel formé en France qui pense, comme beaucoup d’autres avant lui, que « seule la force » ferait « tomber Déby ». En avril 2016, il a fait dissidence de l’UFDD de Mahamat Nouri pour former le Fact.
Dans le chaos qui prévaut en Libye depuis la chute de Mouammar Kadhafi, les groupes rebelles ont vendu leurs services aux différents acteurs. D’abord visé par Khalifa Haftar, le Fact se rapproche ensuite, en 2017, de l’homme fort de l’est libyen. Certains de ses combattants participent à des entraînements dispensés par des miliciens du groupe russe Wagner. Ils mettent la main, au fil des combats, sur des stocks d’armes issus de l’armée de Kadhafi ou fournis par les parrains d’Haftar : Russie, Émirats arabes unis et Égypte. Ce « lien d’opportunité » avec Wagner et Haftar, ne signifie pas néanmoins que le Fact a bénéficié de leur aide pour planifier son opération, d’autant que Khalifa Haftar et Idriss Déby ont affiché leur proximité au nom de la « lutte contre le terrorisme ».
Pour le Fact, la route du désert limitera les pertes
Entre le 11 et le 17 avril, les rebelles progressent rapidement malgré des frappes aériennes tchadiennes et le survol régulier de l’aviation française, censés les dissuader de poursuivre leur route. Ils divisent leurs forces : une partie fait mine de prendre la direction de Faya-Largeau, pour « fixer les contingents tchadiens et les regards français », extrapole un officier français, tandis que le gros de la troupe, un millier d’hommes environ, fonce à toute vitesse, à 600 kilomètres vers le sud, longeant la frontière avec le Niger. Cette « route inhabituelle » leur permet de contourner les garnisons tchadiennes, mais aussi de réduire leurs pertes, explique Mahamat Mahdi Ali : « pour éviter l’artillerie lourde tchadienne, nous avons décidé de quitter les zones rocheuses pour bifurquer vers le désert où le sable amortit les bombes, où les éclats ne tuent pas par ricochet », précise Mahamat Mahdi Ali.
« Le Fact nous a surpris, car il est fort en stratégie terrain, capable de mener à de fausses pistes pour concentrer nos quelques ressources sur un point », confesse un très haut responsable militaire français, qui n’exclut pas qu’à l’avenir « une opération du même type déjoue à nouveau notre surveillance. » Car la France n’a pas les moyens matériels, humains et techniques de garder en permanence un œil attentif sur le désert, d’autant que son regard se porte en priorité vers « le Mali et la zone des trois frontières ». Conséquence : « dans la réalité », insiste ce haut gradé, « on regarde quand les Tchadiens nous le demandent, pour infirmer ou confirmer leurs informations. Ils travaillent principalement avec du renseignement humain, et le font généralement très bien. » Mais pas cette fois-ci. Les Tchadiens ont-ils été bernés ou les rebelles ont-ils bénéficié de complicité ? « Il y a clairement quelque chose d’anormal sur le fait qu’ils soient entrés sans problème », s’interroge un membre de l’appareil sécuritaire qui a fait des aller-retours entre le pouvoir et la rébellion.
Quoi qu’il en soit, c’est un Idriss Déby Itno décrit comme « soucieux » par un de ses camarades, qui s’envole pour Brazzaville le vendredi 16 avril. Il y assiste, en compagnie d’une vingtaine de dirigeants africains, à la prestation de serment d’un autre président réélu dans des circonstances contestées, Denis Sassou-Nguesso.
De retour à Ndjamena, le chef de l’État apprend que la percée du Fact est plus importante qu’anticipée. Voilà les rebelles proches de la ville de Mao, chef-lieu provincial du Kanem, à quelque 300 kilomètres de la capitale. « Idriss Déby craint que Mahdi trouve là-bas des soutiens parmi les notables goranes, le Kanem, c’est leur région, et qu’il y récupère des hommes, du ravitaillement et de l’armement », précise un de ses anciens conseillers.
« À son retour de Brazzaville, on fait l’iftar ensemble », se rappelle un compagnon de longue date, aujourd’hui membre du Conseil militaire de transition (CMT). « Il décide d’y aller. Nous, à l’état-major, bien sûr nous ne sommes pas d’accord, car le président, sa place n’est pas au front. »
Monter au front contre l’avis de tous
Mais Idriss Déby n’a cure des remarques de ses généraux et de sa famille proche. Il décide de partir. Une habitude : en 2008, alors que la rébellion menace Ndjamena, « il refuse que la France l’extrade, part au combat et perd même son aide de camp, tué à Massaguet juste à côté de lui », se souvient un ministre qui le connaît de longue date. En 2020, c’est la mise en scène de son succès contre Boko Haram lors de l’opération « colère de Bohoma », dans la région du lac, qui lui a valu son bâton de maréchal.
Civils ou militaires, tous ceux qui l’ont côtoyé ne sont pas surpris par la décision de ce chef « courageux, mais parfois colérique », tant il répétait régulièrement que son destin était de mourir au champ d’honneur. « Je le connais depuis le lycée et je sais qu’on ne peut pas le changer, il n’a pas écouté, pour lui le chef doit être avec sa troupe », renchérit l’un de ses généraux rencontré à Ndjamena. « Il a toujours passé du temps au front, souvent dans le cinquième véhicule, une position très avancée », se remémore un diplomate autrefois en poste à Ndjamena, la capitale tchadienne, où la population l’a parfois surnommé « le grand survivant ». Source RFI