Accueil POLITIQUE BURKINA FASO. Les enseignements d’un scrutin présidentiel salué (Analyse)

BURKINA FASO. Les enseignements d’un scrutin présidentiel salué (Analyse)

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À l’aide de cartes, des experts exploitent les résultats de la dernière présidentielle pour décrypter les phénomènes politiques traversés par le pays.

Il ne faut pas confondre espace et territoire. Les géographes pourraient parler à l’infini des différences qui séparent ces deux concepts, mais on peut faire simple : un territoire est un morceau d’espace que l’homme contrôle en l’ayant circonscrit et en ayant mis en place un maillage administratif qui permet à ses habitants de bénéficier des services de base en toute sécurité.

Ce mode de contrôle est généralement assuré par des structures de type étatique – on parle alors d’État –, mais il arrive que celui-ci soit défaillant et abandonne ses prérogatives régaliennes (et autres) à des autorités illégales qui grignotent peu à peu le territoire et le transforment en « zones grises », caractérisées par une situation de non-droit.

La cartographie de ces « zones grises » recoupe celle de la crise sécuritaire au Sahel : des groupes armés contrôlent une grande partie des territoires nationaux du Mali, du Niger, du Burkina Faso et, dans une moindre mesure, du Tchad et du Nigeria. Mais, si l’on souhaite représenter sur une carte les zones dont les États n’ont plus la maîtrise, on se heurte à une fin de non-recevoir de la part des gouvernements concernés. Quel ministre de l’Intérieur serait prêt à déclarer qu’une partie de son pays échappe à son autorité ?

Le funambulisme diplomatique des zones à risque

La diplomatie française est habilement parvenue à contourner ce blocage en créant le fameux site des Conseils aux voyageurs.

En fonction des renseignements – le terme est utilisé à dessein – dont dispose le Quai d’Orsay, une carte est proposée aux ressortissants français leur indiquant les régions où il est « formellement déconseillé » de se rendre (en rouge), celles où l’on doit faire état de « raisons impératives » pour y aller (en orange) et celles où il faut conserver une certaine vigilance, « renforcée » (en jaune) ou « normale » (en vert) selon le degré d’insécurité.

On peut comprendre qu’il aura fallu beaucoup de temps (une bonne dizaine d’années) pour faire admettre à nos partenaires étrangers, notamment africains, cette représentation cartographique. En général, à chaque modification des limites des zones rouges, nos ambassadeurs doivent aller fournir des explications crédibles et convaincantes aux ministres chargés de l’administration du territoire dans leurs pays de résidence. À l’évidence, c’est un exercice de funambulisme diplomatique, car il faut expliquer que cette carte ne s’adresse qu’aux Français et faire mine de croire que les nationaux ne sont pas concernés par le danger…

L’incertitude au Burkina Faso

Depuis un certain temps, le Burkina Faso a été gagné par la menace djihadiste. Celle-ci a peu à peu débordé de son cadre malien d’origine et a commencé à recouvrir les régions méridionales, notamment la fameuse zone dite des trois frontières (Mali, Niger, Burkina Faso). Le Quai d’Orsay a donc effectué des mises à jour qui ont conduit à la carte la plus actuelle, datée du 15 août 2020.

Capture d’écran de la page consacrée au Burkina Faso de la section « Conseils aux voyageurs » du ministère des Affaires étrangères. Ministère français des Affaires étrangères

À l’observation, les trois quarts du territoire burkinabè semblent, sinon hors de contrôle, du moins mal sécurisés par les forces de l’ordre. Un certain nombre d’incidents et d’accrochages militaires récents, souvent meurtriers, confirment la précarité de la situation. Il est probable que les autorités militaires, burkinabè ou françaises, via Barkhane, pourraient en fournir une cartographie précise, mais, pour des raisons évidentes, elles n’en font pas état, nous laissant ainsi dans une incertitude inconfortable.

Élections et controverses cartographiques

C’est pourquoi nous avons saisi l’occasion de la publication des résultats de l’élection présidentielle qui a eu lieu le 22 novembre 2020 au Burkina Faso pour exploiter une donnée passée relativement inaperçue parmi les millions de chiffres fournis par la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) : le nombre de bureaux de vote non ouverts le jour du scrutin. Au cœur des liasses de tableaux Excel déclinés jusqu’au niveau des déconcentrations municipales, on découvre que certaines communes n’ont pas été en mesure d’ouvrir tous leurs bureaux de vote, et on comprend que les raisons étaient sécuritaires.

À l’atelier de cartographie électorale africaine du laboratoire LAM-CNRS (Les Afriques dans le monde) de Sciences Po Bordeaux, nous avons donc calculé le pourcentage de bureaux de vote non ouverts par province et reporté ces données sur une carte qui – on pouvait le prévoir – redessine les zones « à risque » identifiées par le Quai d’Orsay, et probablement cartographiées confidentiellement par les militaires pour la période concernée (novembre 2020).

Pour autant, cette entreprise ne respecte pas totalement les critères de rigueur scientifique que l’on applique habituellement. D’abord parce qu’on n’a retenu que les 926 bureaux de vote non ouverts (sur les 19 836 initialement programmés) tels qu’ils ont été identifiés par la Ceni, alors que d’autres sources évoquaient le chiffre de 1 318. Ensuite parce qu’on en a écarté une dizaine, disséminés dans des lieux où l’insécurité n’était pas à l’origine de la non-ouverture. Et enfin parce que la discrétisation – en cartographie, la discrétisation est l’opération qui permet de découper en classes une série de variables qualitatives ou de variables quantitatives : l’opération de discrétisation doit satisfaire à la fois aux exigences de la représentation cartographiques et à celles des principes statistiques – que nous avons adoptée aurait pu être modulée autrement pour accroître ou diminuer la superficie des territoires marqués par le rouge le plus foncé, et donner ainsi une autre image de l’insécurité.

Il n’empêche que le résultat n’est pas exactement celui que l’on attendait. D’une part, les provinces considérées comme les plus insécures – selon le critère que nous avons retenu, celui des bureaux de vote non ouverts – ne se situent pas dans la zone des trois frontières Mali-Niger-Burkina, mais dans une autre zone de trois frontières (Niger-Bénin-Burkina) pour laquelle les inquiétudes sont habituellement moindres. Et, d’autre part, la province qui se trouve au cœur de la zone estimée comme la plus exposée à l’insécurité (l’Oudalan) a pu apparemment ouvrir tous ses bureaux de vote le 22 novembre 2020. Il est vrai qu’elle n’en comptait que 68, dont 50 dans la commune de Gorom-Gorom, qui fut sans doute bien sécurisée ce jour-là. Le même raisonnement peut être avancé pour une autre province coloriée en vert, Yagha, très proche des lieux d’affrontement récurrents de l’autre côté de la frontière avec le Niger, et dont les 20 bureaux de vote ont pourtant fonctionné normalement.

Taux de participation suspect : fraude électorale ?

Un autre sujet d’étonnement apparaît quand on introduit une autre carte : celle de la participation des électeurs à ce scrutin présidentiel.

Le croisement de cette carte avec la précédente montre que les provinces où l’on a le plus voté sont, pour la plupart, celles où de nombreux bureaux de vote n’ont pas pu ouvrir. Pour éclaircir cette énigme, on dispose d’un élément d’explication recevable : les agents de la Ceni ont calculé la participation par rapport aux seuls électeurs ayant eu la possibilité de voter. Ceux qui étaient inscrits dans les bureaux de vote non ouverts ont été retirés des fichiers. La démarche n’est pas incorrecte, mais, in fine, elle fausse le niveau de représentativité de l’élu.

En revanche, on doit se contenter d’hypothèses pour expliquer ces forts pourcentages de votants dans les zones insécures. Les électeurs se sont-ils à ce point accrochés à l’idéal démocratique en espérant que cela les sortirait de la crise dans laquelle ils survivent difficilement ? Ou bien les délégués dans les bureaux de vote ont-ils profité de la tension ambiante pour voter à la place des absents ? Cette fois-ci, la démarche serait incorrecte, mais elle est assez courante dans les démocraties africaines (et pas seulement), surtout lorsqu’il n’y a que les délégués d’un seul parti présents dans les bureaux de vote.

Une troisième carte semble accréditer cette idée, puisque le candidat sortant a réalisé de gros scores dans ces régions éloignées de la capitale, parfois considérées comme des « zones grises », au point que de nombreux bureaux de vote n’ont pas pu ouvrir. Il est possible que, dans ceux qui ont pu fonctionner, les délégués du parti se soient sentis à l’aise pour donner un coup de pouce au processus électoral. Mais aucun recours n’a été enregistré par la Ceni.

La carte, un outil de manipulation ou de révélation ?

Ainsi les cartes peuvent-elles donner d’un même territoire des images contrastées, par exemple et simultanément celles de provinces que l’État contrôle mal, donc vulnérables à l’insécurité, et parallèlement ouvertes à la fraude électorale. Toutefois, rien ne prouve réellement ces affirmations, et nous aurions tout aussi bien pu choisir des représentations cartographiques suggérant d’autres hypothèses. Parce que la carte est un fantastique outil de manipulation des données.

Mais, en finissant par faire apparaître des réalités que l’on n’attendait pas, la carte peut agir comme un révélateur, au sens photographique du terme. Et c’est bien le dessinateur qui fait varier l’exposition. La carte peut mettre le territoire à nu, sans aucun commentaire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’atelier LAMencartes conclut toujours ses notices par la formule : « Libre à chacun de construire sa propre analyse à partir de ces essais de représentation graphique. » (lepoint)

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