Il a peint une cinquantaine de cinémas en abandon ou disparus sur le continent africain. Et Cheikh Ndiaye, 51 ans, né à Dakar, nous confie sans hésitation : « S’il y avait eu une école d’architecture ou de cinéma au Sénégal, je ne serais pas devenu peintre ». À la FIAC, la plus grande foire d’art contemporain en France, cet artiste pudique comme ses motifs et souriant comme les couleurs sur ses toiles expose actuellement de nouvelles œuvres de sa merveilleuse série qui fascine beaucoup de monde. Entretien.
RFI : Comment est apparue l’idée de travailler sur les salles de cinéma abandonnées en Afrique ?
Cela m’est venu au moment où l’on fêtait les cinquante ans d’indépendance de beaucoup de pays africains. C’était en 2010. Je cherchais alors un objet témoin qui pourrait témoigner de ces cinquante années et comment cela se porte maintenant. Après mes recherches, je me suis rendu compte que c’était les cinémas. Ces objets étaient là, beaucoup d’entre eux étaient là avant ou au moment des indépendances, jusqu’à maintenant.
Quel est votre plus ancien souvenir d’une salle de cinéma ?
Je me suis rendu compte après que ma première expérience artistique était quand ma grand-mère m’a emmené au cinéma. Je devais avoir cinq ou six ans. Du coup, je pense que mon attrait à l’architecture, aux films et aux cinémas, vient de cette première expérience.
Vous souvenez-vous encore de quel cinéma et de quel film il s’agissait ?
Oui, je pense que c’était un cinéma qui se trouvait à Dakar, mais qui n’existe plus. Il s’appelait Le Paris. Il a été démoli complètement. Quant au film, je ne me souviens plus si c’était à ce moment ou plus tard, j’ai dû voir un film de Bruce Lee. Donc, je relie toujours cette première expérience à Bruce Lee.
Et de quand date votre premier contact avec une œuvre d’art ?
Ce qui est marrant, pendant longtemps, mes parents ont loué notre maison à un artiste-plasticien qui était aux Beaux-Arts de Dakar. C’était mon premier contact avec une œuvre d’art. Je pense que j’avais profané un peu son travail, parce que j’ai attendu qu’il soit sorti pour me mettre à peindre au-dessus de ce qu’il peignait. Je me souviens bien de ça [rires].
La salle de cinéma à Dakar que vous avez peinte, vous l’avez aussi fréquentée ?
Oui. En fait, je connais toutes les salles de cinéma de Dakar. Je les ai pratiquées avant qu’elles ferment. Je les connaissais très bien. J’ai des souvenirs qui sont liés à ça. Au-delà de moi, ce qui est intéressant, c’est que je recueille de nombreux souvenirs à travers de ces salles de cinéma. Beaucoup de gens me disent, oui, on y organisait des réunions clandestines, d’autres me racontent : « J’ai rencontré ma femme devant cette salle de cinéma », etc. Il y a beaucoup de souvenirs rattachés à ces salles.
Vous avez commencé cette série en 2010. Combien de salles de cinéma avez-vous vues, explorées et peintes depuis ?
Une bonne cinquantaine et au-delà du Sénégal. J’ai parcouru beaucoup la Côte d’Ivoire, le Maroc, et là, je vais aussi bouger vers le Ghana, le Togo, etc. pour y recueillir aussi des expériences de gens avec ces salles de cinéma.
Quelle est la salle qui vous a marqué le plus ?
« Le Paris », c’est dommage qu’il n’existe plus. Il était en face de la place de l’Indépendance, juste à l’angle de ce qu’ils appelaient l’hôtel Teranga. C’était vraiment en centre-ville, une très belle salle.
En dehors du Sénégal, qu’est-ce qui vous a frappé quand vous avez découvert des salles de cinéma abandonnées ?
Quand je prends le cas d’Apollo Theater [à Harlem, peint en 2015, NDLR] qui a été aussi une salle de cinéma, c’est vraiment un endroit où beaucoup de grands groupes, des chanteurs, d’hommes connus dans le monde noir se sont produits. C’est une salle mythique. Ce sont des choses qui me marquent beaucoup. Ce qu’une salle contient comme mémoire. Mon rapport à l’architecture, c’est l’idée que l’architecture, ce sont des objets de mémoire, comme des boîtes qui contiennent une mémoire et des souvenirs. Il y a toute une histoire autour d’une salle comme Apollo. C’est souvent ça qui me guide dans mes choix de salles à peindre.
Avec toutes ces histoires de salles de cinéma, que voulez-vous provoquer ou faire apparaître au travers de vos peintures ? Un réflexe de nostalgie, un appel à faire autrement ?
Aujourd’hui, ces salles sont devenues autre chose. Par exemple, beaucoup sont devenues des églises, d’autres des entrepôts. La première salle que j’ai eue à peindre, c’était le cinéma El Mansour, à Dakar, qui est devenu un supermarché. Cela traduit aussi cette capacité des gens en Afrique de recycler tout le temps : des espaces, des objets, etc. Forcément, il y a une part de nostalgie, surtout quand le cinéma disparaît, mais on peut réellement faire une étude et voir comment cette Afrique se régénère à travers ces espaces et ces objets-là.
Dans quelque pays en Afrique, on observe aussi un certain renouveau de salles, par exemple à Lagos, au Nigeria, ou au Burkina Faso où le Ciné Guimbi est en train de renaître. Cela pourrait-il être aussi un sujet pour vous en tant que peintre ?
À Dakar, par exemple, le cinéma Liberté a été racheté et est redevenu un cinéma et une salle de concert, etc. Je militerai bien pour qu’il y ait ces lieux de rencontre, de découverte de soi et des autres, parce que le cinéma, c’était ça.
Au Burkina Faso, il y a en ce moment le plus grand festival de cinéma en Afrique. Connaissez-vous le Fespaco et des salles burkinabè ?
Je ne suis jamais allé au Burkina Faso, mais je ne vais pas tarder d’y aller… C’est un endroit incontournable quand on parle de cinéma en Afrique. Cela sera certainement l’un de mes prochains voyages, mais je ne pourrais pas vous dire le nom d’une salle de cinéma, même si j’en vois souvent sur Internet et je garde les images…
Vos œuvres sont passées par la Galerie Nationale au Sénégal et la Biennale internationale Dak’Art, les collections du Centre Pompidou à Paris et du Musée Mohammed VI à Rabat, les Biennales de Venise et de La Havane. Votre style de peinture est assez concret, très matériel, souvent figuratif. Comment vivez-vous notre époque très numérique ? En tant que peintre, ressentez-vous que les gens recherchent de plus en plus un art tangible, avec des sujets à toucher ?
Je pense que toutes mes œuvres contiennent une histoire. Une histoire sociale et politique. Ce qui m’intéresse par rapport à la peinture à l’huile, que c’est un médium ancestral, historique. La question pour moi était comment inscrire dans ce médium très ancestral des motifs qui proviennent d’Afrique. Par rapport au numérique : je travaille aussi avec du numérique, mais pour restituer les choses à la peinture. Je ne m’arrête pas dans le numérique simplement. C’est un outil. J’utilise ces outils-là comme tout le monde, mais j’utilise ces outils pour que cela m’aide à peindre, à restituer ce que je sens, ce que j’ai envie de peindre.
Vous êtes né à Dakar. Avant vos formations aux Beaux-Arts de Dakar au Sénégal et de Lyon en France, comment êtes-vous venu à l’art ?
À un moment, je me suis posé la question. Je pense que s’il y avait eu une école d’architecture ou de cinéma au Sénégal, je ne serais pas devenu peintre ou artiste-plasticien, parce que c’était vraiment mes premiers (amours), ce qui me parlait le plus. Mais, à ce moment-là, il n’y en avait pas. Donc, pour moi, arriver à l’art était un moyen de contournement pour, petit à petit, m’approcher des choses qui me parlaient. Aujourd’hui, je me retrouve à être peintre, à peindre des cinémas. (rfi.fr)