Alors que les centres hospitaliers sont en première ligne face à l’afflux de blessés, médecins et patients subissent les attaques répétées des forces de l’ordre.
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L’hôpital Al-Arbaein est encerclé par une cinquantaine d’hommes armés de kalachnikovs et de lanceurs de grenades lacrymogènes. A plusieurs reprises, lundi 7 février, les forces de l’ordre ont tenté de s’introduire dans l’enceinte du bâtiment situé au cœur d’Omdurman, la ville jumelle de Khartoum. De nombreux blessés ont été refoulés, alors qu’une nouvelle manifestation était sévèrement réprimée dans la capitale du Soudan, trois mois après le coup d’Etat du général Abdel Fattah Al-Bourhane.
Cette fois-ci, la porte a tenu bon. Le personnel a fait installer un lourd rideau de fer après que l’ancienne porte vitrée a été brisée par des hommes en uniforme. Depuis le putsch, les médecins d’Al-Arbaein ne comptent plus les tentatives d’intrusion des autorités dans l’enceinte de l’hôpital au moment où les couloirs sont débordés par l’afflux de blessés. « C’est systématique », s’indigne un docteur.
Le 30 décembre, le même établissement était assiégé par les forces de l’ordre qui ont procédé à plusieurs arrestations de patients. Une ambulance transportant un homme touché par une balle à la tête s’était vue refuser l’accès aux urgences. A l’arrière, le blessé entre la vie et la mort avait dû être transféré vers un autre hôpital. Faute de soins, il est tombé dans le coma, avant de mourir, un mois plus tard.
Depuis le putsch du 25 octobre 2021, une vingtaine d’attaques similaires ont eu lieu dans les centres hospitaliers du pays. Toujours en marge des manifestations réunissant chaque semaine ou presque des dizaines de milliers de Soudanais opposés aux militaires qui ont mis fin à la transition politique soudanaise entamée en 2019 après la chute du dictateur Omar Al-Bachir.
Dans les rues, la répression est féroce. Les forces de l’ordre composées de policiers, de soldats de l’armée régulière, de miliciens des Forces de soutien rapide (FSR), de réservistes et de divers services de renseignement, ont tué 79 personnes et blessé plus de 2 000 manifestants pacifiques selon le Comité central des docteurs soudanais (CCDS). Le secteur hospitalier soudanais, déjà en cruel manque de moyens et empêtré dans la gestion de la pandémie de coronavirus, écope comme il peut.
La liste des exactions est longue
Le 9 janvier, des centaines de professionnels de santé opposés au pouvoir militaire se sont rassemblées à Khartoum. Ils ont adressé une lettre au représentant des Nations unies pour les droits de l’homme pour dénoncer les assauts répétés des forces de l’ordre dans les hôpitaux.
La liste des exactions répertoriées est longue : établissements assiégés, arrestations de médecins sur leurs lieux de travail et de patients sur les brancards, intimidation du personnel soignant, violences et cas de viols, irruption dans un centre de collecte de sang pour interrompre ses activités… Dans certains quartiers, des cliniques clandestines ont même dû voir le jour pour traiter en urgence des blessés refoulés aux portes des hôpitaux.
« L’hôpital est censé être un sanctuaire », déplore le docteur Aladdine Awad, l’un des représentants du Bureau unifié des docteurs soudanais, en faisant défiler des vidéos de surveillance récupérées dans plusieurs hôpitaux. Sur l’écran de son ordinateur, à mesure que les images défilent et les dates se succèdent, les mêmes abus se dessinent.
« A chaque manifestation, la violence des forces dites de sécurité est disproportionnée, poursuit le médecin. Nous avons recensé des blessures causées par de gros calibre, des balles de mitrailleuses lourdes Douchka… Au moins trois personnes à l’hôpital Arbaein ont présenté de telles blessures. Une a eu le cerveau explosé. Nous avons également eu affaire à des tirs de snipers. »
« On a fini par oublier la peur »
Près de 90 % des morts par balles présentent des impacts dans le haut du corps, la tête, le cou, la poitrine ou l’abdomen. « Les forces de la répression ne tirent pas au hasard », assure le docteur Aladdine Awad. Depuis le coup d’Etat, les autorités ont principalement dans leur viseur les membres des comités de résistance, des organisations de quartier à la structure horizontale, qui sont le fer de lance de la contestation.
A l’hôpital Ibn Sina, la porte du bureau du médecin est fermée à double tour. Il jette des regards suspicieux lorsqu’une ombre se dessine à travers la vitre. « Les services de renseignement infiltrent les hôpitaux. A tout moment, nous pourrions être arrêtés. Mais on a fini par oublier la peur », souligne le docteur, qui a perdu son poste au ministère de la santé quelques jours après le putsch.
Depuis le 25 octobre, les différentes composantes de l’appareil sécuritaire se sont vues octroyer des pouvoirs élargis alors que l’état d’urgence est toujours en vigueur. Ces unités bénéficient d’une immunité totale. Journalistes, avocats et militants dénoncent également le retour d’anciens officiers du NISS – la puissante police secrète d’Omar Al-Bachir dissoute après sa chute – au sein des Renseignements généraux (GIS) actuels.
Lundi 24 janvier, deux véhicules transportant une équipe de Médecins sans frontières ont été arrêtés de nuit, à leur sortie de l’hôpital Al-Jawda où ils prêtaient main-forte aux médecins soudanais dépassés par l’afflux de blessés. Des hommes non identifiés ont embarqué les humanitaires dans un endroit tenu secret avant de les placer une nuit en détention, dans un centre de police du nord de la capitale. Ils ont été libérés le lendemain.
« Les putschistes ne respectent rien »
Les médecins le reconnaissent : il est difficile de savoir clairement qui sont les responsables de ces exactions. « Le problème, c’est que ces unités échangent leurs uniformes entre elles. La plupart du temps, ils revêtent l’uniforme de la police ou de la réserve centrale. Mais ils peuvent être de l’armée, des miliciens des Forces de soutien rapide, ou bien membres d’un des nombreux services de renseignement en civil », confie un médecin de l’hôpital Al-Arbaein qui a souhaité rester anonyme.
Les jours de manifestations, l’avocat Saleh Bushra se rend régulièrement dans cet établissement d’Omdurman au cas où de nouvelles violations de la part des forces de sécurité seraient commises. Membre de l’Association des avocats d’urgence, il apporte une assistance juridique à certains manifestants. A plusieurs reprises, il a effectué des visites nocturnes dans les postes de police de la capitale pour tenter de recenser les arrestations. La plupart du temps, les autorités ne coopèrent pas et les lieux de détention restent inconnus.
« C’est systématique. Les forces putschistes ne respectent rien. Tout est suspendu, s’indigne-t-il. Les lois internationales protègent les médecins et interdisent les attaques dans les hôpitaux. Nous avons déposé plusieurs recours auprès du procureur général. Mais nous n’avons aucune réponse. Les autorités restent silencieuses. C’est la même chose que sous le régime précédent. Les têtes ont changé, mais elles exercent la même répression. »
La police se défend de toute utilisation disproportionnée de la violence et nie toute implication dans les exactions commises au sein des hôpitaux. De son côté, le Comité de sécurité de l’Etat de Khartoum a regretté les attaques documentées et s’est engagé à dépêcher des officiers dans certains hôpitaux pour s’assurer que de telles intrusions ne se répètent pas. « Un vœux pieu », dément l’avocat Saleh Bushra.
Lors de la dernière marche dite du « million », le 30 janvier, des centaines de manifestants réunis devant l’hôpital Al-Jawda à Khartoum ont acclamé les médecins. Des applaudissements entrecoupés de pleurs quand un jeune manifestant de 23 ans a été évacué vers la morgue. « Ambulance après ambulance, nous accueillons les morts, nous n’aurons jamais peur », scandaient les protestataires. (lemonde.fr)