Déjà plus de 2,6 millions d’Ukrainiens ont franchi la frontière polonaise sur les 4,6 millions qui ont fui la guerre. Parmi eux, des chefs d’entreprises qui ont tout laissé derrière eux. Un tiers des sociétés ont dû cesser leur activité.
Cheveux blonds bouclés, teint pâle, les traits tirés par la fatigue, c’est dans un café à Varsovie qu’elle nous donne rendez-vous. Avant la guerre, Valentina Iousoupova tenait avec son mari une agence d’intérim à Jytomyr, à 130 km de Kiev : « Mon mari est avocat. Il conseille les entreprises polonaises qui veulent s’installer en Ukraine. En tout cas, il les aidait pour les questions juridiques. Fin février, au moment des manœuvres militaires russes près de la frontière, on était pour affaires à Lviv. »
Leur vie derrière eux
Dès les premières heures de l’invasion, Jytomyr fait l’objet de bombardements. Immeubles, hôpitaux, mais aussi l’aéroport et la centrale thermique sont détruits. « Tu lis ça sur ton smartphone, mais tu ne comprends pas. On est quand même au XXIe siècle ! », s’exclame-t-elle. Valentina, enceinte, son mari et leur fille de 7 ans quittent alors l’Ukraine pour venir en Pologne. Cette femme énergique laisse toute sa vie derrière elle.
Née il y a 37 ans dans un petit village de Dovbyshi, dans la région de Jytomyr, Valentina est héritière de cette communauté polonaise qui avait, pendant des siècles, façonné cette partie de l’Ukraine occidentale. Parfaitement bilingue, elle termine en 2008 ses études de psychologie, mais ne trouve pas de travail. Elle signe alors avec une entreprise polonaise de BTP. L’Ukraine vit alors une crise parlementaire. Le président Viktor Iouchtchenko, pro-européen, s’oppose à Viktor Ianoukovitch, chef du Parti des régions et futur président pro-russe. Le pays est instable. Certains investisseurs quittent l’Ukraine, d’autres au contraire reviennent.
L’agence d’intérim
En 2014, c’est la guerre au Donbass. Valentina est alors déjà mariée et mère d’une petite fille. Evelina tourne autour de la table où nous sommes assises et fait des photos avec un smartphone. Sa mère poursuit : « Cela faisait un moment que l’on avait envie de créer notre propre société. À l’époque, bon nombre d’Ukrainiens cherchaient du travail à l’étranger. Ils quittaient leurs familles et partaient dans l’espoir d’une vie meilleure. Notre agence d’intérim proposait du travail en Pologne ou en République tchèque. On embauchait surtout des ouvriers dans le BTP. Mais aussi des soudeurs, très demandés en Allemagne. »
La guerre a mis à l’arrêt cette activité florissante. Aujourd’hui, Valentina et son mari, Rustam, mettent à profit leur expérience logistique pour organiser des convois d’aide humanitaire qui acheminent grâce à des minibus des colis à Jytomyr. Très investis, ils mobilisent leurs anciens prestataires. Valentina reste discrète sur leur situation personnelle, mais elle avoue qu’ils vivent de leurs économies. L’aide sociale et l’accès aux soins accordés en Pologne sont primordiaux pour cette femme sur le point d’accoucher.
Rester en Pologne ou rentrer au pays ?
Pourront-ils reprendre leur activité depuis la Pologne ? Les Iousoupov restent très attachés à leur pays, mais doutent que leur entreprise puisse continuer comme avant. L’idée serait même de tout vendre et s’installer en Pologne. Leur fille parle tous les jours au téléphone avec son arrière-grand-père laissé à Jytomyr. Vétéran de la Seconde Guerre mondiale, Zygmunt, 97 ans, a vu toute sa famille décimée par les Soviétiques, mais refuse de quitter sa ville. Rustam est, lui, d’origine tatare et polonaise. Russophone, il ne parle plus que l’ukrainien. Sa femme nuance : « Lors des manifestations pro-européennes de Maïdan en 2014, nous avons rencontré plein de gens qui avaient des origines différentes, comme nous. Je pense que la force de l’Ukraine réside dans son caractère multiculturel ».
Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, 700 000 personnes, sur plus de 2,5 millions arrivées en Pologne, ont décidé de rentrer. Et ce malgré la guerre qui continue…