Quel nom donner à ces spécialités à base de manioc, communes à plusieurs pays africains, mais qui sèment la discorde entre eux ? Définir leur spécificité et leur identité va bien au-delà du simple chauvinisme : cela favorise le dialogue entre les cultures.
Dans des pays en rivalité sur le plan culturel, l’alimentation est l’une des pommes de discorde les plus récurrentes. Elle peut constituer, à elle seule, un casus belli, notamment lorsqu’il est question d’appropriation culturelle.
Depuis plusieurs semaines, des Camerounais et des Ivoiriens se déchirent sur la Toile à propos de l’attiéké, du gari et du tapioca, dont ils ont une conception sociale distincte. Pour mieux cerner le nœud de ce conflit, il serait bon d’expliquer à quoi renvoie réellement chacun de ces produits. Disons, d’emblée, que l’attiéké n’est pas le gari, et que tous deux ne sont non plus le tapioca.
La Chine, premier producteur d’attiéké
L’attiéké est une semoule humide et amidonnée, à base de manioc râpé ou broyé, fermenté, puis cuit à la vapeur. On lui connaît habituellement trois variétés. Il sert d’accompagnement à plusieurs sauces et ragoûts. Il est même, avec le thon frit, l’une des composantes du garba, un plat urbain des plus populaires. En raison du rapprochement étymologique du mot « attiéké » avec le mot « tchaakri » qui, en pulaar, désigne une semoule de sorgho, on serait tenté d’y voir un emprunt culinaire ; ces deux semoules diffèrent cependant par leur matière première, leur texture et leur saveur.
L’ « Attiéké des Lagunes » est en cours de labellisation à l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle
Spécialité emblématique de la Côte d’Ivoire, un produit d’exception, l’ « Attiéké des Lagunes », est en cours de labellisation comme « Indication géographique protégée » (IGP) à l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI). Cette initiative a vu le jour à la suite de deux incidents. D’abord, les Chinois, flairant la bonne affaire, ont entièrement mécanisé tout le processus de fabrication de l’attiéké, ce qui a eu pour conséquence que la Chine en devienne le premier producteur mondial. Ensuite, en novembre 2019, une polémique a éclaté à propos de l’enregistrement, à l’OAPI, de la marque « Faso attiéké ». Se sentant dépossédé de son patrimoine culturel alimentaire, Abidjan a sollicité l’obtention d’un titre de propriété intellectuelle lui permettant de disposer de l’usage exclusif du nom « attiéké ».
Le gari, un « dessert » très apprécié
Le gari, pour sa part, est une semoule sèche à base de manioc râpé ou broyé, fermenté, puis grillé. On lui connaît généralement deux variétés, l’une blanche et l’autre jaune, celle-ci étant agrémentée d’huile de palme. On en fait des pâtes, qui se consomment avec sauces et ragoûts. Détrempé dans de l’eau froide ou glacée avec du sucre et, éventuellement, des arachides grillées, du citron et du lait, il constitue un « dessert » très apprécié dans toute l’Afrique subsaharienne.
Les Camerounais appellent symboliquement le gari « saveur », car il les aide parfois à surmonter les moments de soudure. Le mot « gari » vient de langue haoussa, dans laquelle il signifie « poudre ». Au moins deux garis jouissent d’une grande réputation, le « gari sohui de Savalou » du Bénin et le « ijebu gari » du Nigeria, ce dernier étant en passe de bénéficier d’une IGP.
Le tapioca, ingrédient des célèbres bubble tea
Le tapioca, enfin, est une fécule sèche, poudre blanche — riche en amidon — aussi fine que du sucre glace, obtenue après broyage, fermentation, lavage et décantation du manioc. On s’en sert, en Europe notamment, pour épaissir les sauces ou pour donner une texture amidonnée à diverses pâtisseries. L’une de ses variantes, appelée « perles de tapioca », entre par exemple dans la préparation du célèbre dessert bubble tea.
On trouve du tapioca dans toute l’Afrique subsaharienne. Il correspond à cette poudre blanche qui sert à cuisiner le wata fufu au Cameroun et le placali en Côte d’Ivoire. « Tapioca » est un mot français, qui provient de « typyóka », vocable de la langue sud-américaine tupi.
Discordes sémantiques
Une fois le décor planté, essayons de comprendre la genèse de ce conflit entre internautes. Tout serait parti du fait que, dans plusieurs groupes Facebook, dont principalement « Secret de femme à la cuisine », les Camerounais affirment que l’attiéké est du tapioca. Ce que nient les Ivoiriens. Pour certains Camerounais, l’attiéké serait très précisément du tapioca frais. Pour d’autres, l’attiéké, le gari et le tapioca ne seraient ni plus ni moins que la même chose, parce que tous fabriqués avec du manioc. Cette affaire a donné lieu à d’interminables querelles.
Mais, si l’on s’en tient aux définitions données ci-dessus, on peut constater que les Camerounais se trompent, puisque l’attiéké n’est pas le gari, et encore moins le tapioca. S’il peut avoir un peu de mauvaise foi dans l’attitude de certains Camerounais – qui ont bel et bien compris la différence, mais s’obstinent à la nier –, il apparaît que, pour une partie de leurs compatriotes, en revanche, l’incompréhension résulte davantage de l’acception de ces mots dans leur pays.
Les pays africains partagent des spécialités culinaires très proches, qui donnent l’illusion d’être identiques
En effet, en français camerounais, le mot « tapioca » désigne abusivement le gari. Cette confusion n’est pourtant pas présente dans l’anglais camerounais et dans les langues locales, où « gari » désigne le produit exact. Le tapioca, pour les francophones comme pour les anglophones, correspond au contraire à la « farine » du wata fufu. On peut donc comprendre d’où vient ce malentendu. Quant à l’attiéké, même si l’on en trouve de plus en plus au Cameroun dans des restaurants tenus par la diaspora ivoirienne, il correspond, dans une certaine mesure, au dakkéré, lorsqu’il est bien entendu fait avec de la farine de manioc.
Si l’on peut regretter cette guéguerre sémantique, et toutes les conséquences qu’elle engendre, elle n’en met pas moins un fait en lumière : les pays africains partagent des spécialités culinaires très proches, qui donnent l’illusion d’être identiques. En maîtriser les subtilités est un atout majeur pour le dialogue entre les cultures. (Jeune Afrique)