Militant anti-impérialiste, longtemps “Monsieur Afrique” du Parti socialiste français avant d’entamer une carrière de chanteur, Guy Labertit est l’un des plus proches amis de Laurent Gbagbo.
C’était il y a tout juste quarante ans, mais je m’en souviens encore parfaitement. C’était le dernier lundi de juin 1982. Comme tous les lundis, à 19 heures, j’avais rendez-vous au 14 rue de Nanteuil, dans le 15e arrondissement de Paris, pour assister au comité de rédaction de la revue Libération Afrique que je dirigeais.
À l’époque, je n’étais pas au Parti socialiste – que je n’intègrerai que neuf ans plus tard. J’étais professeur d’espagnol et militant anti-impérialiste, et je m’intéressais déjà beaucoup à l’Afrique : j’avais rencontré le Burkinabè Thomas Sankara et le Tchadien Ibni Oumar Mahamat Saleh.
Ce jour-là, nous avions décidé d’organiser un échange autour de la littérature contemporaine africaine. Nous avions invité les Camerounais Paul Dakeyo et Mongo Beti. Ce dernier était de loin le plus célèbre d’entre nous depuis la publication, en 1954, de son roman Ville cruelle. On cherchait un interlocuteur supplémentaire et nous avons pensé à Laurent Gbagbo. Il avait 37 ans, n’était pas vraiment connu, mais venait de publier Économie et société en Côte d’Ivoire avant 1960, qui n’est pas un roman mais un résumé de sa thèse.
Persona non grata
Il s’est assis de l’autre côté de la table, juste en face de moi. Je le revois encore, il portait des lunettes à grosse monture en écaille noire, ses cheveux drus et rebelles dépassaient d’une sorte de casquette beige.
Gbagbo voulait montrer que le régime d’Houphouët-Boigny persécutait les opposants
Laurent Gbagbo venait d’arriver en France. Quand était-ce exactement ? Lui-même a toujours été incapable de me dire quel jour il avait quitté Abidjan, mais c’était à la fin de mars 1982. Aussitôt à Paris, il avait demandé le statut de réfugié. Le lendemain de notre rencontre, il apprendrait d’ailleurs le refus de l’administration française de le lui octroyer. Il ne l’obtiendrait que trois ans plus tard, en 1985. Il n’en avait pas vraiment besoin pour rester en France mais il y tenait. C’était politique : il voulait montrer que le régime d’Houphouët-Boigny persécutait ses opposants.
Il avait fui la Côte d’Ivoire car il était considéré comme le principal responsable d’un prétendu complot des enseignants. Pour le pouvoir, c’était surtout un moyen de « casser » les manifestations universitaires. À l’époque, Gbagbo venait de se lancer en politique. Depuis une dizaine d’années, il était surtout connu en tant que leader syndicaliste. Deux ans auparavant, il avait été nommé à la tête de l’Institut d’histoire d’art et d’archéologie africains. Ce n’était pas rien pour lui de quitter la Côte d’Ivoire.
C’était, bien sûr, renoncer temporairement à sa vie dans son pays mais aussi à son statut dans le monde intellectuel abidjanais. Car Laurent Gbagbo est un vrai intellectuel, un homme qui peut encore vous parler en latin. Il s’était enfui par le train Abidjan-Ouagadougou puis avait pris un vol jusqu’à Paris où il était logé chez une amie, avenue du Maine, dans le 14e. Plus tard, il s’installera dans le quartier de Saint-Paul, de l’autre côté de la Seine.
« Une extraordinaire aventure humaine »
Ce lundi de juin, donc, le courant est passé immédiatement entre nous. Laurent et moi, ce n’était pas juste une histoire politique, on était aussi des fous de musique, on en parlait beaucoup. Plus tard, je lui ai d’ailleurs offert une guitare. Ça a été le début d’un long compagnonnage, d’une extraordinaire aventure humaine.
Je me souviens de ce jour comme d’un formidable moment. D’ailleurs, Laurent Gbagbo est resté également ami avec Mongo Beti. En sortant de notre réunion, vers 21 heures, il faisait encore jour et doux – ce sont les plus longues journées de l’année en France. Nous n’avons pas bu un verre mais je lui ai donné mon numéro et, quinze jours plus tard, nous nous sommes revus. Puis encore une fois en septembre.
L’année suivante, il est venu vivre chez moi. Il y est resté pendant cinq ans. Il a fondé le Front populaire ivoirien (FPI), puis a été candidat à la présidentielle et, des années plus tard, est devenu président, avant d’être envoyé devant la Cour pénale internationale… puis libéré. Nous ne nous sommes jamais quittés. (Jeune Afrique)