Glaçantes sont les indications d’Abdoulaye Harissou, président du Fonds Urgence Identité Afrique en faveur de l’établissement de l’état civil pour chaque enfant.
La Journée internationale des droits de l’enfant célébrée ce 20 novembre est une opportunité pour se pencher sur un phénomène silencieux et d’autant plus préoccupant qu’il pourrait obérer l’avenir de l’Afrique : c’est celui des enfants fantômes. Derrière cette expression se joue le drame qui a conduit 500 millions de personnes en Afrique, soit près de 40 % de la population du continent, à ne pas pouvoir prouver leur identité. Ce phénomène n’est pas propre à l’Afrique puisqu’il est bien documenté par l’Unicef, l’organisation des Nations unies en charge des questions d’enfance. Dans une note récemment parue et éditée par le Fonds Urgence Identité Afrique créé à Bruxelles en février 2020 et abrité par la Fondation Roi Baudouin, il est mentionné que « l’Unicef estime à 166 millions le nombre d’enfants de 0 à 5 ans qui n’ont pas été déclarés et enregistrés à l’état civil dans le monde », et que « 237 millions d’enfants sont sans certificat de naissance ». « Ces chiffres se fondent sur l’analyse de 174 pays et figurent dans son rapport de décembre 2019 », poursuit la note signée du délégué général du Fonds, André Franck Ahoyo.
Les autres chiffres mis au jour donnent le vertige quant à la gravité de la situation, même si la déclaration des naissances au niveau mondial a progressé de 20 % sur 10 ans, passant de 63 % à 75 %. Ces données cachent bien sûr d’importantes disparités à la fois à l’intérieur d’un même pays mais aussi entre pays différents. La même note signale par ailleurs que, « toujours selon l’Unicef, l’Asie du Sud et l’Afrique concentrent 145 millions d’enfants de moins de 5 ans non enregistrés, soit 94 millions d’enfants en Afrique et 51 millions en Asie du Sud ». Alors que l’Afrique concentre 14 % de la population mondiale, elle connaît des taux moyens d’enregistrement d’enfants inégaux selon les régions concernées : « 40 % en Afrique de l’Est et australe, 51 % en Afrique de l’Ouest et du Centre, 80 % en Afrique du Nord », des niveaux faibles qui illustrent que le chemin est encore long jusqu’à l’Objectif de Développement Durable en son article 16.9 qui est de « garantir à tous, d’ici 2030, une identité juridique grâce à l’enregistrement des naissances ». Et la note de poursuivre que « malgré la décennie de repositionnement de l’enregistrement des faits d’état civil et des statistiques des faits d’état civil en Afrique, décrétée par l’Agenda 2063 de l’Union africaine (2017-2026), seule une naissance sur deux est enregistrée en Afrique de l’Ouest et du Centre quand le pourcentage est de 4 naissances pour 10 en Afrique de l’Est et australe ».
Coauteur avec Laurent Dejoie de l’ouvrage Les Enfants fantômes paru chez Albin Michel en 2015, Me Abdoulaye Harissou, ex-président de la chambre des notaires du Cameroun, est le cofondateur, avec son homologue du Sénégal Amadou Moustapha Ndiaye, du Fonds Urgence Identité Afrique qu’il préside actuellement. Pour Le Point Afrique, il a accepté de décrypter les réalités, les responsabilités et les défis pour l’Afrique de ce phénomène des enfants fantômes.
Le Point Afrique : Au moment où est célébré le 31e anniversaire de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, que dit de l’Afrique ce phénomène des « enfants fantômes » ?
Me Abdoulaye Harissou : Cette tragédie humaine renvoie l’image d’une Afrique encore en construction, en gestation, et loin du slogan de l’émergence tant vanté dont on nous rebat les oreilles. En effet, le phénomène des « enfants fantômes » met en évidence les fragilités du continent africain en termes de gestion du capital humain ainsi que de « ses fractures inégalitaires », pour reprendre l’expression de Thomas Piketty.
Nos États africains sont loin d’être achevés et ses éléments constitutifs que sont la population, le territoire et la puissance publique comportent de nombreuses failles qui mettent en péril leur développement harmonieux. Pour ceux qui connaissent l’Afrique et qui l’étudient de près, certes des progrès ont été accomplis dans maints domaines et des dynamiques économiques vertueuses sont en cours, mais des inégalités sociales persistent au point d’être porteuses de risques à court et moyen termes et nous invitent à relativiser les quelques succès engrangés. L’Afrique ne peut pas se permettre de laisser sur le bas-côté une grande partie de sa force montante, autrement dit ses enfants, dans un contexte de croissance démographique exponentielle au risque de provoquer des radicalités.
De quoi se nourrit le phénomène des enfants fantômes aujourd’hui en Afrique ?
Le phénomène des « enfants fantômes », donc des enfants sans identité juridique, se nourrit de l’échec de la politique de décentralisation mise en place par l’État central, mais également des pesanteurs économiques, culturelles et cultuelles qui renvoient l’État à ses responsabilités et les parents à une forme d’insouciance ou à des pesanteurs voire des croyances culturelles et cultuelles.
L’État, dont c’est la mission régalienne, n’a pas su mettre en place le cadre administratif adéquat susceptible de fournir un service optimal qui permet d’enregistrer tous les faits d’état civil dont la naissance constitue le point de départ. Par ailleurs, malgré la mise en place d’un cadre normatif international plus ou moins contraignant en faveur de l’enregistrement des naissances, certains États africains trouvent le moyen de s’en affranchir au point que nous sommes en droit de nous poser la question de savoir si cela n’est pas fait à dessein : ne pas donner la capacité légale à une femme d’enregistrer la naissance de son enfant, voire de lui ôter la possibilité de transmettre la nationalité à ce dernier, nous interpelle.
Les parents, quant à eux, ne jugent pas toujours utile d’enregistrer la naissance de leur enfant et n’en mesurent pas toutes les conséquences (ex : scolarisation) quand ce n’est pas la tradition ou les pratiques coutumières qui entravent cet acte volontaire et citoyen.
Enfin, l’extrême pauvreté en Afrique, qui creuse les inégalités sociales, est un terreau sur lequel prospère le phénomène des « enfants fantômes », car l’Unicef a constaté par exemple une corrélation entre le revenu national par habitant et la mise en place d’un système d’enregistrement des faits d’état civil efficient qui peut dans certains cas être une ressource sinon à valider la gratuité de cet acte, par exemple en Côte d’Ivoire.
Que dire de la manière dont les États et la société civile vivent avec ?
Ce serait un peu provocateur d’affirmer que nos États ne s’en accommodent pas. Car comment comprendre que les chiffres soient si élevés (l’Unicef évoque le chiffre de 94 millions d’enfants de moins de 5 ans) et que la mobilisation pour éradiquer ce phénomène ne soit pas plus forte. Au point que certains doutent qu’à l’horizon 2030, nous ayons atteint cet Objectif du Développement durable (ODD16.9) qui est de garantir à tous une identité juridique grâce à l’enregistrement des naissances.
Pour ce qui est de la société civile, elle s’organise, certes avec ses modestes moyens, mais en y allant en ordre dispersé. Les ONG et les associations villageoises opèrent dans des contextes difficiles, peu valorisants où les initiatives de bonne volonté se superposent et ne font pas toujours effet de levier.
Une approche holistique de la question de l’identité légale devrait prendre le pas sur son traitement segmenté ou en silo. C’est en s’attaquant aux différentes causes du phénomène qu’on gagnera en efficacité.
Quelles sont les conséquences de ce phénomène d’« enfants fantômes » sur le terrain ?
Elles sont multiples et sont fort impactantes tant sur la vie de ceux qui n’ont pas le choix de leur destin que sur le développement des États. Ainsi, le défaut d’enregistrement des naissances à l’état civil condamne l’enfant à une vie en marge de la société souvent vouée au travail dans le secteur informel pouvant porter préjudice à son intégrité physique ou à sa santé et aux tâches les plus dangereuses. Il se voit refuser l’accès aux droits reconnus comme les plus fondamentaux : la scolarisation, la santé, le droit de vote, l’accès à la propriété, la justice…
Placés dans une situation de très grande vulnérabilité, les enfants fantômes sont à la merci des trafics en tout genre : adoption illégale, travail forcé, prostitution infantile, mariage précoce, trafic d’organes, enrôlement comme enfants soldats ou dans les sectes djihadistes. Sans état civil, ces enfants n’ont pas souvent accès aux allocations monétaires et aux prestations sociales et, par ailleurs, ils bénéficient rarement de la gratuité des campagnes de vaccination. Enfin, le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR ) constate une hausse du nombre d’apatrides, dont un tiers sont des enfants sans identité.
Au regard de l’ampleur du problème, quel cocktail de gouvernance pourrait vous paraître pertinent pour le contenir et enclencher son reflux ?
L’État au travers des collectivités locales bénéficie de l’appui des agences des Nations unies et de grandes organisations internationales non-gouvernementales telles que Plan International, Aide & Action, Communauté Sant’Egidio, Human Rights Watch, etc., mais cela semble insuffisant pour endiguer le phénomène des enfants fantômes. Je pense qu’il faut mobiliser au-delà et embarquer la philanthropie et le secteur privé africain, le mécénat d’entreprise par exemple, dans la bataille. Une alliance tripartite : État, secteur privé et société civile doivent s’amorcer et se consolider pour apporter une réponse idoine à ce fléau. On constate tous en Afrique que dès que le secteur privé s’empare d’un sujet, ce dernier connaît une accélération et finit par camper l’espace public obligeant les États à changer de braquet. C’est l’action à laquelle nous souhaitons humblement contribuer par la mise en place du Fonds Urgence Identité Afrique que j’ai l’honneur de présider.
Dans l’environnement politique très inflammable de l’Afrique, comment devrait être prise en compte cette question des « enfants fantômes » ?
L’Afrique bénéficie d’un capital humain d’exception. Une population jeune, mieux éduquée et connectée. Aucun développement de l’Afrique ni son émergence ne peuvent se réaliser si on laisse sur le bord du chemin des millions d’enfants non enregistrés à la naissance. La population étant un élément constitutif de l’État, il est important que ce dernier maîtrise les flux et le stock de sa population pour pouvoir mettre en place des politiques publiques efficientes et corriger les déséquilibres hérités de l’histoire. La population africaine peut être à la fois une chance et une bombe à retardement. Si l’on se réfère aux projections des Nations unies, un jeune sur trois de 15 à 29 ans vivra en Afrique en 2050, la population sera alors portée à 2,4 milliards d’individus. Dans ce contexte, ne pas procéder à la correction des fragilités structurelles dont l’origine tient en partie au défaut d’enregistrement des naissances et au sous-investissement dans le capital humain serait une grave erreur aux répercussions désastreuses.
Que pourrait apporter l’évolution de la technologie pour la juguler ?
L’essor du numérique est une opportunité pour l’Afrique. Cet outil technologique devrait être mis au service de cette cause de façon intelligente et adaptée pour rendre plus performants les systèmes d’état civil, pour encourager la numérisation de l’enregistrement des naissances. Nous voyons dans la téléphonie mobile un outil efficace de collecte et de transmission d’informations sur lequel il va falloir compter. Il y a plus d’un milliard de portables en circulation sur le continent africain où le taux de pénétration de cette technologie est le plus important au monde. Nous devrions nous en servir pour innover et pour avoir accès à des services de meilleure qualité impactant le plus grand nombre.
Quel pourrait être le modus operandi ?
Un ingénieur burkinabé a inventé une solution, Icivil, à partir d’un bracelet « à bulle » et par SMS sécurisé. Cette application mobile ayant reçu le soutien de l’Unicef, du Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap), de la Banque mondiale et du Gavi, donne des résultats prometteurs au Burkina Faso. Ceci est une piste intéressante, mais elle n’est pas la seule, car d’autres expérimentations existent au Sénégal, notamment avec le Groupe Orange/Sonatel. Nous faisons confiance aux talents africains pour nous trouver la technologie appropriée qui facilitera l’enregistrement des naissances tant dans les centres hospitaliers qu’à domicile dans la mesure où de nombreuses femmes accouchent encore à domicile en milieu rural.
Comment des structures comme la vôtre sont-elles reçues sur le terrain ?
La création de notre Fonds, placé sous l’égide de la Fondation Roi Baudouin à l’instar du Fonds du Docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018, intervient dans un contexte où une prise de conscience du phénomène des enfants fantômes est réelle. Notre rôle consiste à travailler avec les structures locales et nationales au plus près des territoires, des parents, du personnel de santé et d’éducation, des chefs de village et des chefs religieux. Notre démarche vise à valoriser leur travail et à partager leurs bonnes pratiques. Loin de nous l’idée d’imposer quelque modèle que ce soit. Nous allons à l’école du donner et du recevoir. Cette approche est appréciée, surtout quand elle émane d’Africains.
Les « enfants fantômes », une hypothèque ou une opportunité pour l’Afrique de se repenser jusque dans les fondements de sa construction contemporaine ?
L’éradication des enfants fantômes est perçue plutôt comme un défi pour contribuer à bâtir de véritables États-Nations et à consolider la démocratie. Le défaut d’enregistrement des naissances favorise les crises électorales, sape les fondements du vivre-ensemble et handicape l’émergence de véritables États à même d’offrir à leurs populations dignité humaine et prospérité. (LePoint)