Issu des forêts d’Afrique centrale avant de s’urbaniser au contact des instruments électriques, le bikutsi est un élément culturel typiquement camerounais que quelques artistes ont tenté de faire découvrir au-delà, à l’exemple des Têtes brûlées ou de Sally Nyolo, mais qui reste principalement consommé sur place. Onzième volet de la série consacrée aux grands courants musicaux d’Afrique sur RFI Musique.
Dans le conte musical afro-futuriste qu’il présentera en juin 2022 à Paris, Blick Bassy imagine un scénario pour « libérer le continent d’ici 2050 ». Comment ? Par la danse, pratiquée par une armée de femmes. La résistance à toute forme d’impérialisme passe par cette reconnexion aux racines, à l’histoire, aux valeurs, estime le chanteur, qui a fait de cet axiome le fondement de son spectacle appelé Bikutsi 3000, en référence à un rituel de son pays.
L’idée du natif de Yaoundé semble prolonger un passage du Pauvre Christ de Bomba que son compatriote Mongo Béti, monument de la littérature camerounaise, avait publié en 1956 : « Vous, les Blancs, vous avez vos voitures, vos avions, vos trains. Mais nous, nous n’avons que nos danses. Et maintenant vous voulez nous les enlever », répondait un des personnages au missionnaire français qui venait de faire irruption dans une cérémonie et de détruire les xylophones.
« Lorsque le soir au clair de lune, les femmes se réunissaient pour chanter, danser et communiquer leurs idées selon une mimique et un langage connus d’elles seules, elles se livraient à des danses frénétiques et, en cadence, frappaient rudement le sol de leur pieds : d’où le nom bikutsi (littéralement danse-frappe-sol) donné non seulement à leurs trémoussements mais encore à tout ce qui se disaient lors de ces joyeux ébats », décrit l’écrivain Stanislas Awona dans l’ouvrage institutionnel Danses du Cameroun paru en 1971.
La « guitare-balafon »
Sur le plan musical, la première rupture majeure avec cette forme originelle intervient à la fin de la décennie qui suit l’indépendance du pays. Ces années 60 sont surtout sous l’influence de la rumba congolaise, qui règne sur une grande partie du continent et que les musiciens cherchent à reprendre à leur façon. À bien des égards, l’orchestre Los Camaroes fait figure de laboratoire artistique au Cameroun : le groupe fondé à Garoua, au nord du pays, compte dans ses rangs Messi Martin, un musicien ingénieux. Grace à lui, ce qui relevait jusque-là du folklore des ethnies béti prend tout à coup des couleurs plus électriques.
« L’instrument principal du bikutsi est le balafon, et Messi a mis au point un truc qui consistait à mâcher de petits morceaux de papier jusqu’à ce qu’ils aient la bonne consistance, puis à les coincer entre les cordes de la guitare. Cette astuce, qui faisait sonner la guitare comme un balafon, l’a catapulté au rang de star et a fait de lui le fondateur du bikutsi moderne », explique Johnny Cosmos, également membre du groupe, dans le livret accompagnant la réédition en 2017 de l’album Resurrection Los de 1979.
L’apparition de la « guitare-balafon » change la donne ; à partir de la fin des années 70, un nouveau courant commence à trouver sa place dans le paysage musical local à côté du makossa hégémonique venu de Douala. En quelques années, la scène bikutsi s’affirme, définit ses codes, se forge une identité sonore qui dit aussi son époque.
Bikutsi 80
Le tournant se situe au début des années 80, lorsqu’après un temps de maturation, le bouillonnement créatif et l’émulation artistique qui l’accompagne produisent leurs effets. Les pionniers comme l’orchestre des Grands Esprits de Maurice Elanga (ex-Camaroes) ou le Confiance Jazz de Mama Ohandja – à 79 ans, il est aujourd’hui l’un des doyens de cette musique – sont rejoints par une nouvelle vague : Les Vétérans, Mekongo Président dont l’album Bikutsi 80 reflète l’ambiance et les espoirs d’alors, ou encore Les Super Volcans de la capitale pépinière de talents dont sortiront Ange Ebogo Emerent, Mbarga Soukous et Zanzibar.
Face à cette masculinisation quasi totale, Anne-Marie Nzié fait alors presque figure d’exception. La première « reine du bikutsi », qui s’est illustrée aussi dans d’autres registres, occupe une place singulière dans le cœur de ses compatriotes. « Il suffit qu’un Camerounais l’entende pour qu’il revoie la terre de latérite rouge, ressente des envies de ndolé au poisson ou se rêve, alangui dabs la nuit chaude, assis dans un maquis en buvant une Jobajo bien fraîche », lit-on dans le livret de son CD Béza Ba Dzo (1999). La quinquagénaire, dont les relations avec les régimes successifs au pouvoir ont été « à bénéfice mutuels » selon l’ethnomusicologue autrichienne Anja Brunner, renforce sa popularité en 1984 avec sa chanson Liberté (Dieu Merci).
Accompagnée par l’orchestre national placé sous la direction d’Eko Roosevelt, elle enregistre dans le studio multipistes de la radio nationale et pour une société camerounaise, signes que la filière s’est structurée. À Yaoundé, chaque groupe a son fief où il se produit régulièrement : l’Escalier bar, le Mango bar, le Palladium bar, le Chacal bar… Les labels Ebobolo Fia et Lancelleaux-Foty voient le jour à cette période et se partagent le marché du bikutsi sur place, d’autres collaborent avec la France où ils peuvent compter sur quelques musiciens expatriés, tels Jimmy Mvondo et ceux que l’on surnomme « l’équipe nationale du makossa ».
C’est le cas de l’album Mon Nnam d’Esso Essomba, produit par Ekambi Brillant, ou Azengue de Mekongo Président. Sur ce 33 tours, figurent aussi le Sénégalais Ismaila Touré (Touré Kunda), la Martiniquaise Jocelyne Béroard (future Kassav’) et le Congolais Jerry Malekani (Ry-co Jazz). Cette internationalisation du bikutsi avait déjà commencé à se manifester en 1978 sur My Native Land de Mike Kounou, produit par le chanteur guadeloupéen Alan Shelley, avec qui la star du makossa Manu Dibango avait monté un projet rhythm and blues au milieu des années 60.
L’aventure des Têtes brûlées
Toutes les conditions sont réunies, au milieu des années 80, pour que le bikutsi franchisse un cap en termes de notoriété. Dans le rôle du musicien clé : Zanzibar. Surnommé « le Jimi Hendrix du Cameroun », le guitariste aux douze doigts est responsable d’une nouvelle évolution, aussi majeure que celle dont opérée par Messi Martin. Jean-Marie Ahanda, chanteur qui avait fait partie quelques années plus tôt en France du Zulu Gang de Jacob Desvarieux, le repère et lui propose de rejoindre Les Têtes brulées qui avaient déjà accompagné Etranger, petit frère de Mama Ohandja, le temps d’un album en 1985.
« Grâce à la lucidité de Jean-Marie Ahanda, le concours Découvertes de RFI en 1987 et le soutien de la télévision nationale, le talent de Zanzibar sera connu sur le plan national et international. Zanzibar a tellement marqué le bikutsi qu’aujourd’hui, pour s’avouer guitariste de bikutsi, il faut au préalable interpréter et maitriser le répertoire de ‘Zanzi’”, écrit Jean-Maurice Noah dans son ouvrage de référence Le Bikutsi du Cameroun (2004).
« Plus qu’un groupe, Les Têtes brulées sont d’abord un concept dont l’ambition est d’aller à la conquête du monde », poursuit-il. Filmés par Jean-Marie Teno dans son long métrage Bikutsi Water Blues en 1988 alors qu’il donnent leur dernier concert au Cameroun avant de s’envoler pour l’Europe, Zanzibar et sa bande sont accueillis à Paris par la caméra de la réalisatrice française Claire Denis qui va les suivre dans leur tournée et en tirer le documentaire Man No Run.
Avec leurs visages et leurs corps peints, leurs cheveux en partie rasés et leur musique énergique qui surprend, on les présente comme « les nouveaux punks de l’Afrique » à la télévision française. Courtois, Jean-Marie Ahanda répond que « c’est une image qui est bien mais ne représente aucune réalité en Afrique »…
Rythme endiablé
Si le développement de la carrière des Têtes brulées marque le pas après le décès de Zanzibar quelques mois plus tard, à l’âge de 26 ans, le groupe a néanmoins semé des graines : le violoncelliste Vincent Ségal, connu notamment aujourd’hui en tant que moitié du duo extra-terrestre Bumcello, a vu les Camerounais en live, et quand il croise dans le métro parisien un homme avec des CD 100% bikutsi sous le bras, il l’interpelle pour lui acheter un exemplaire.
C’est le pionnier Mama Ohandja, qui a besoin d’un bassiste pour son prochain show en Autriche et propose à son jeune interlocuteur qui ne joue pas de cet instrument de lui apprendre… Ainsi a débuté une relation qui s’est prolongée en studio de part et d’autre. « C’est comme un père spirituel », dit de lui le Français, conscient que « cette espèce d’initiation » lui a permis depuis de travailler avec d’autres artistes africains. Car le bikutsi a de quoi dérouter. Le violoncelliste-bassiste l’assure : « Rythmiquement, c’est un enfer » – logique, pour un rythme souvent qualifié d’« endiablé » !
À la recherche de la percussion parfaite, l’Américain Paul Simon se penche lui aussi sur le bikutsi pour le morceau Proof de l’album The Rhythm of The Saints paru en 1990, quatre ans après Graceland, qui avait mis l’Afrique à l’honneur et rencontré un succès international massif. Pour l’occasion, il s’est adjoint les services de musiciens camerounais tels que Georges Seba, actif en solo ou en sideman depuis la fin des années 70 et connu pour être l’arrangeur du titre Zangalewa repris par la Colombienne Shakira sous le titre Waka Waka lors du Mondial 2010 en Afrique du Sud.
Au Cameroun, aux côtés des plus anciens comme Mbarga Soukous, une nouvelle génération s’impose à l’approche des années 90. Govinal Ndzinga Essomba partage le haut de l’affiche avec Nkodo Si Tony. Ce dernier, décédé fin décembre 2021, reste le précurseur de la « techno-bikutsi », qui résulte des programmations et arrangements de son acolyte Albert Breuks. Parmi ceux qui suivront : Zélé le Bombardier, Josco l’inquiéteur ou les Maxtones du Littoral, auteurs du savoureux La suite de l’affaire (on attend l’enfant).
Femmes et bikutsi
Dépossédées et quasi absentes du bikutsi depuis sa modernisation, les femmes le réinvestissent lors de cette fin de siècle. Sur les scènes occidentales, Sally Nyolo en propose une déclinaison qui se nourrit de son parcours en Europe, sans claviers ou presque, avec l’envie de retrouver l’essence des cérémonies traditionnelles auxquelles, enfant, elle a pu assister. La lauréate 1997 du prix Découvertes RFI est fréquemment citée en exemple par sa jeune compatriote Lady Ponce, qui enchaîne les succès domestiques depuis 2004.
Sur le territoire camerounais, K-tino est celle qui initie cette reconquête à la fin du siècle dernier, faisant preuve d’autant de bienveillance à l’égard du pouvoir que son ainée Anne-Marie Nzié en son temps. Soutenue à ses débuts par Zanzibar, passée par les cabarets incontournables de la capitale, la chanteuse appelée « La femme du peuple » joue la carte de la provocation et de la sexualité à peine masquée sous des métaphores peu équivoques : Action 69, Ne touche pas à ma chatte…
Ce « bikutsi porno », selon l’expression utilisée pour le caractériser, fait recette et devient le modèle en vogue, source de scandales réguliers. En juillet 2021, la Sonacam (société nationale en charge des droits d’auteur) s’empare de la question et annonce que « la promotion d’obscénités » fera l’objet de sanctions financières et judiciaires.
Si certaines chanteuses populaires à l’image de Majoie Ayi s’en félicitent, d’autres comme Coco Argentée et Mani Bella critiquent vivement les éventuelles poursuites dont pourront faire l’objet ces « connotations coquines ». Entre convictions artistiques et objectifs commerciaux, chacun positionne le curseur où il lui semble bon. (rfi.fr)